• Mandela et Gandhi: deux figures politiques qu'on peut considérer comme ayant été seuls avec tous. (Thème: Seuls avec tous)

    L'individu comme force de résistance au système

     

    Voici un très intéressant article extrait du magazine LE MONDE DES RELIGIONS qui expose la lutte pour la liberté et la dignité de deux hommes qui ont travaillé en solitaire pour la communauté, c'est pourquoi ils peuvent être cités et étudiés dans le nouveau thème de BTS - SEUL AVEC TOUS -:

     

    Politique

    Gandhi et Mandela ou l'indispensable sagesse démocratique

    La sagesse en politique peut-elle se passer de spiritualité ? En comparant les destins de Gandhi et de Nelson Mandela*, Sophie Viguier-Vinson et Éric Vinson dessinent le portrait de deux « démocrates spirituels » dont il est urgent de nous inspirer face aux défis d'aujourd'hui.

     DR

     DR

     

    Pourquoi avoir choisi d'évoquer, dans votre livre, Nelson Mandela et Gandhi comme maîtres de sagesse ?

    Éric Vinson : Tout d'abord, l'occasion mémorielle : 2018 était à la fois le 70e anniversaire de la mort de Gandhi et le centenaire de la naissance de Mandela.

    Sophie Viguier-Vinson : Outre les anniversaires, un de leurs points communs était le lien à l'Afrique du Sud (Gandhi y a vécu vingt ans, ndlr). C'est là-bas que Gandhi est devenu le Mahatma, c'est en Afrique du Sud qu'il a inventé le Satyagraha, une forme d'action politique non-violente et de désobéissance civile reposant sur la maîtrise de soi et une certaine « ascèse », à la fois éthique, politique et spirituelle. Il a inventé le Satyagraha dans des actions de luttes successives contre l'oppression du régime à l'égard de la communauté indienne.

    Ces deux hommes ont grandi dans une société traditionnelle : Gandhi vient d'une famille vishnuite, Mandela grandit dans le veld, la campagne, où il est très marqué par la religion traditionnelle africaine.

    Tous deux ont une double appartenance culturelle et religieuse : à Londres et en Afrique du Sud, Gandhi découvre d'autres traditions religieuses comme le christianisme, l'islam ou le théosophisme, tout en restant hindou et en découvrant sa propre tradition. Quant à Mandela, il rejoint l’Église méthodiste, où il reçoit le nom de Nelson – son prénom d'origine étant Rolihlahla (« Celui par qui viennent les problèmes », ndlr). Ils sont tous deux formés à l'Occidentale, et cela va créer un sentiment de métissage qui fera d'eux des outsiders, des ponts entre les cultures.

    Ils sont tous deux avocats, ce qui leur permet de s'engager politiquement à travers cette mission professionnelle. Ce sont aussi deux militants anticolonialistes et pour les droits de l'homme. Ils ont commencé par œuvrer pour leur communauté, avant que leur engagement ne s'élargisse, devenant universel. Gandhi et Mandela sont en fait deux icônes de sagesse, chacun reconnu comme père de leur nation respective.

    Quelle influence Gandhi a-t-il eu sur Mandela ?

    É. V. : Gandhi crée le Satyagraha à partir de 1906, et quitte l'Afrique du Sud en 1914, mais garde un œil sur ce pays, soutenant toujours les Indiens dans leur lutte. Cet héritage gandhien marque l'Afrique du Sud durablement : le fils de Gandhi y reste, le journal Indian Opinion que le Mahatma a fondé devient un des lieux de la résistance à la ségrégation raciale. La tradition gandhienne s'enracine sur place et marque l'apparition de l'ANC (African National Congress), le parti politique de Mandela. Madiba, avec tous ceux qui luttent contre l'apartheid, est marqué par cet héritage.

    Votre livre évoque principalement l'Afrique du Sud, que vous surnommez « scène primitive de l'Europe au XXe siècle ». Pourquoi ?

    É. V. : Il nous est apparu qu'en Afrique du Sud, au XXe siècle, sont apparues les pires choses de la modernité politique : le camp de concentration a été inventé dans la forme que nous connaissons par les Anglais lors de la seconde guerre des Boers (1899-1902) ; le premier génocide du XXe siècle a eu lieu dans l'actuelle Namibie, avec le massacre des Héréros et des Namas par les troupes coloniales allemandes à partir de 1904 ; la ségrégation a ensuite été mise en place en Afrique du Sud, puis l'apartheid en 1948.

    Au début du XXe siècle, l'Afrique du Sud a ce côté « sauvage », méconnu, où s'affrontent les pulsions les plus primitives, et en particulier celles du racisme. Cependant, la violence y est partagée : les Noirs sont les premières victimes – mais pas les seules – de cette violence intrinsèque.

    Cependant, si les pires aspects de la modernité politique s'y sont manifestés, l'Afrique du Sud a aussi vu émerger en son sein une voie, une issue, le Satyagraha de Gandhi comme non-violence active, comme réponse démocratique, spirituelle et éthique à ces horreurs inventées dans le pays. La région est donc marquée par la violence, mais aussi par la non-violence et c'est ce que nous avons voulu montrer à travers ces deux grandes figures.

    Quel rôle la spiritualité de Gandhi et Mandela a-t-elle joué dans leurs combats respectifs ?

    É. V. : Chez Gandhi, le lien à la spiritualité est évident car politique et spirituel ne font qu'un. Les actions de Gandhi sont bivalentes, c'est-à-dire qu'elles sont à la fois politiques et religieuses. Lorsque Gandhi entreprend la marche du sel en 1930 en Inde, c'est un pèlerinage mais c'est aussi une manifestation (à la base, contre l'impôt sur le sel demandé aux Indiens et l'interdiction qui leur était faite d'en récolter eux-mêmes, ndlr). Le jeûne de Gandhi est une ascèse, mais également une grève de la faim portée à son plus haut niveau d'efficacité. Réduire sa consommation, adopter un mode de vie avec une empreinte écologique faible… Chez lui, tout est spirituel, éthique et politique.

    S. V.-V. : Mandela a toujours tenu à séparer politique et religion dans son discours. Cependant, dans son autobiographie, il parle de l'influence des religions traditionnelles africaines, du christianisme et de Gandhi. Il s'en nourrit. Plus tard, il s'en détache néanmoins, parce que la vie politique prend le dessus. Son lien au marxisme et au matérialisme dialectique est également à questionner : dans Un long chemin vers la liberté (Livre de Poche, 1996), on le sent tiraillé sur la conciliation du marxisme et de la religion. C'est cependant en prison qu'il évolue et se reconvertit à la spiritualité. Il assiste à tous les offices religieux, il lit et relit la Bible, il y retrouve donc un fort lien au religieux, tout en restant très pudique.

    En quoi la Commission Vérité et Réconciliation mise en place par Mandela est-elle un dispositif religieux ?

    S. V.-V. : C'est Mandela qui nomme à sa tête Desmond Tutu, archevêque anglican du Cap. Les audiences de cette commission sont en effet très marquées par le religieux : on chante, on prie, des cierges pascaux sont allumés, etc. Le fond même de cette « réconciliation » relève du pardon chrétien ! La CVR rappelle également une spiritualité plus africaine, la sagesse de l'ubuntu, qui évoque cette interdépendance humaine. Le marquage traditionnel est chrétien mais également africain, qui l'accompagne dans son fonctionnement positif.

    É. V. : L'Afrique du Sud, mosaïque de religions, de groupes, de courants, est une sorte de laboratoire de la mondialisation. Le génie de ces deux hommes nous semble être le fruit de l'inter-fécondation de ces différentes spiritualités, ressources. La dimension de la culture est aussi à prendre en compte : en prison, Mandela lit autant la Bible que Shakespeare et Sophocle, où l'apport du spirituel est central.

    Quel rôle les Églises sud-africaines ont-elles joué dans l'apartheid et dans sa suppression ?

    É. V. : Aujourd'hui, nous sommes très préoccupés par le rapport entre religion et politique. Là encore, l'Afrique du Sud tient lieu de laboratoire : le religieux en politique dans ce pays a participé au pire… mais également au meilleur. Voilà qui nous invite à éviter le manichéisme ! L'idéologie sous-jacente à l'apartheid est le national-calvinisme, une corruption du christianisme protestant qui se réclame de la Bible pour légitimer la ségrégation. Cependant, les Églises dans ce pays ont aussi été du côté de la lutte pour la liberté : je pense à Desmond Tutu ou Mgr Lafont, aujourd'hui archevêque de Cayenne, qui était un proche de Mandela.

    S. V.-V. : Dans certaines églises comme dans celle du père Lafont à Soweto, le service religieux prenait des airs de débat politique parce que c'était le seul lieu où pouvait s'exprimer l'opposition ! Mandela a su faire la part des choses entre les différentes Églises et a insisté par la suite sur le rôle qu'elles pouvaient jouer pour la reconstruction et la réconciliation dans le pays, en tant que vigiles de la démocratie et gardiennes des principes fondamentaux.

    Vous comparez Gandhi et Mandela à des saints laïcs. Pourquoi ce terme ? Pourquoi s'applique-t-il à Mandela et Gandhi ?

    É. V. : Cette expression s'applique beaucoup plus à Mandela qu'à Gandhi, puisque Gandhi était très religieux, il était vu par les masses indiennes comme un gourou – terme connoté négativement dans la langue française contemporaine. Gandhi est profondément religieux, mais il n'est pas intégriste, il est réformateur.

    Pour ce qui est de Mandela, l'expression est plus adéquate : son côté homme providentiel évoque la figure de la sainteté. Cependant, Mandela était un laïc, au sens chrétien du terme, c'est-à-dire non-prêtre : père de famille, marié trois fois, jouisseur de la vie… C'est un profane dont la vie intérieure et l'action publique sont remarquables.

    Peut-on dire que Gandhi et Mandela avaient tous deux des caractéristiques christiques ? Ce sont des mobilisateurs, des libérateurs et des martyrs de la liberté.

    S. V.-V. : Je pense que ça ne déplaisait pas à Gandhi de s'identifier d'une certaine manière au Christ. La marche du sel a souvent été comparée à l'entrée dans Jérusalem ! Gandhi est effectivement mort en martyr, assassiné par des intégristes hindous, et il n'a pas cherché à y échapper. Il était déjà dans une logique sacrificielle de son vivant, lorsqu'il frôlait la mort en jeûnant.

    Mandela n'a pas choisi la prison, mais il est allé au bout de son sacrifice, refusant les négociations qui lui auraient permis de sortir plus tôt. Il n'a pas cédé, il a fait sacrifice d'une très grande partie de sa vie pour l'idéal qu'il servait. Ce qui fait le héros, ce qui fait le saint, c'est cette capacité à tout sacrifier pour l'essentiel.

    Gandhi a une approche sacrificielle assez doloriste, tandis que Mandela est un jouisseur de la vie : en prison, il cherche à améliorer ses conditions de vie. Lorsqu'un jour la petite-nièce de Gandhi, qui vivait en Afrique du Sud, rencontre Mandela et lui demande pourquoi il ne jeûne pas pour faire cesser les violences, il répond : « Je ne suis pas Gandhi ! » La différence, c'est que Gandhi est un ascète volontaire, tandis que Mandela est un ascète involontaire.

    Pensez-vous que le monde actuel puisse encore produire des « démocrates spirituels » tels que Gandhi et Mandela ?

    É. V. : C'est pour cela que nous faisons ce genre de travaux ! Nous voulons justement montrer comment naissent un Gandhi ou un Mandela, pour stimuler l'intérêt public sur ces parcours. Le type de sagesse déployé par ces deux figures, s'il est enraciné dans des traditions religieuses, n'y est cependant pas enfermé, mais les transcende pour entrer dans un cadre de fraternité universelle. Nous voyons en Gandhi et Mandela des précurseurs de cette sagesse démocratique collective sans laquelle nous ne pourrons pas survivre. Dans le contexte actuel, que nous jugeons alarmant, la voie gandhienne et la voie mandelienne nous semblent des ressources dont il serait dommage de se priver. Trouvons nous-mêmes les moyens d'être les spirituels démocrates de demain pour faire face aux défis d'aujourd'hui !

    S. V.-V. : La sagesse en politique peut-elle se passer de spiritualité ? C'est compliqué de répondre à cette question parce que la plupart des figures qui illustrent la sagesse en politique ont été nourries par la spiritualité, en un temps où ceux et celles qui se cultivaient recevaient généralement en héritage une culture religieuse. Peut-on couper l'éveil à la sagesse de son contenu religieux ? L'avenir nous le dira… Maintenant que le religieux semble relativement en perte de vitesse, du moins en Occident, viendront des figures d'engagement n'ayant pas reçu d'héritage religieux, et nous verrons s'il est possible de s'engager durablement, avec autant de constance, de profondeur et de droiture que Gandhi, Mandela et les autres « spirituels démocrates ».

    Mandela et Gandhi. La sagesse peut-elle changer le monde ? Éric Vinson et Sophie Viguier-Vinson (Albin Michel, 2018).

    > Pour en savoir plus, notamment sur Gandhi et Nelson Mandela, lire notre hors-série consacré aux maîtres de sagesse, disponible sur notre boutique en ligne http://www.laboutiquelemondedesreligions.fr/maitres-de-sagesse-p-2301.html


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :