• On ne nait pas vertueux, on le devient (André Comte-Sponville)

    André Comte-Sponville : “On ne naît pas vertueux, on le devient”

    Si l’éducation consiste en une transmission des valeurs, l’école laïque se retrouve bien démunie face au pluralisme éthique contemporain, constate André Comte-Sponville, auteur du “Petit Traité des grandes vertus”. Mais apprendre la politesse, n’est-ce pas déjà un bon début ?

    ANDRÉ COMTE-SPONVILLE

    Maître de conférences à la Sorbonne jusqu’en 1998, il a contribué à élargir l’audience de la philosophie avec le Petit Traité des grandes vertus  (PUF, 1995) ou le Traité du désespoir et de la béatitude  (2 tomes ; PUF, 1984, 1988). Fin lecteur d’Épicure et de Montaigne, il inscrit sa réflexion dans le courant du matérialisme philosophique, qu’il cherche à réconcilier avec une vie spirituelle (sans Dieu). Il a siégé au Comité consultatif national d’éthique et a récemment fait paraître C’est chose tendre que la vie  (avec François L’Yvonnet, Albin Michel, 2015), un recueil d’entretiens qui retrace sa biographie intellectuelle. Un numéro des Cahiers de L’Herne  qui lui est consacré a paru début 2020.

    Publié dans
    96
    Février 2016
    Tags

    Bien, Mal, Morale, Enseignement, Éducation, Politesse, André Comte-Sponville, philosophie

    Pourquoi l’idée d’enseigner le bien et le mal n’est-elle plus, aujourd’hui, une évidence ?

    André Comte-Sponville : Enseigner le bien et le mal, tout le monde est pour ! Mais il n’y a plus consensus, dans notre pays, sur la définition de l’un et de l’autre, ni donc sur le contenu de leur éventuel enseignement. On trouvera certes des points d’accord sur quelques généralités sympathiques : qu’il vaut mieux être gentil que méchant, courageux que lâche, généreux qu’égoïste… Mais dès qu’on aborde les points vraiment problématiques, les désaccords surgissent ! Par exemple : l’avortement est-il moralement acceptable ? Et la liberté sexuelle ? Et le blasphème ? Et le capitalisme ? Du fait de la mondialisation et de la rencontre, dans notre pays, de plusieurs cultures ou spiritualités différentes, on trouve, sur toutes ces questions, des réponses fort différentes et parfois opposées. Or, la difficulté, c’est que ces réponses ne relèvent pas d’un savoir, au sens strict, mais d’un jugement de valeur, toujours subjectif et discutable. Imaginons qu’un collégien interroge un enseignant sur la moralité ou non de l’avortement. L’enseignant a sans doute une opinion (qui peut dépendre de sa religion ou de sa morale personnelle). Mais la République, parce qu’elle est laïque, n’a pas d’avis sur la question. Alors, que va faire l’enseignant ? Il va répondre que l’avortement, en France, est légalement autorisé pendant les douze premières semaines de grossesse. Autrement dit, il fait de l’instruction civique. Mais la question de l’élève ne portait pas sur le droit ; elle portait sur la morale ! L’enseignant répond donc à côté, presque inévitablement, ou au nom de ses valeurs personnelles, qui ne sont pas celles de la République. Dans le meilleur des cas, il va expliquer que la réponse à cette question relève de la conscience individuelle, et qu’il faut donc tolérer – tant que la loi est respectée – des réponses différentes. Très bien. Mais cela ne répond pas vraiment à la question de l’adolescent… S’il a du temps et du courage, l’enseignant aidera les élèves à formuler leur propre point de vue, à le critiquer, à le raffiner, à en débattre… J’applaudis ! Cependant, reconnaissons que c’est très différent de ce qui se passe lors d’un cours de mathématiques, de grammaire ou d’histoire ! La morale ne relève pas d’une instruction (qui transmet un savoir) mais d’une éducation (qui transmet des valeurs). C’est une difficulté objective. Il est plus facile, pour un enseignant, de transmettre ce qu’il sait (par exemple, en mathématiques ou en histoire) que ce qu’il croit ou juge. Cela ne condamne aucunement l’éducation morale, bien au contraire, mais explique une part de sa difficulté. L’instruction civique pose moins de problèmes. Mais elle ne saurait suffire à l’éducation morale, ni en tenir lieu.

     

    « Dès qu’on aborde les points vraiment problématiques, l’avortement, la liberté sexuelle ou le blasphème, les désaccords surgissent! »

    La République se targue pourtant de véhiculer des valeurs…

    Oui : liberté, égalité, fraternité… Mais tout se complique dès qu’on envisage leur application ! Ainsi, le capitalisme génère inévitablement de l’inégalité. Cela suffit-il à le condamner moralement ? Certains enseignants pensent que oui, d’autres que non… Néanmoins, la République, sur cette question, n’apporte pas de réponse. Même chose pour la liberté : c’est une valeur essentielle, mais qui ne dit rien sur la moralité ou l’immoralité du libre-échange. Les enseignants, sur ces problèmes, devront donc aider leurs élèves à réfléchir, à trouver leurs propres réponses aux questions qu’ils se posent, plutôt que répondre à leur place au nom d’un prétendu savoir, en l’occurrence impossible ou incertain.

     

    Y a-t-il une voie privilégiée de la transmission des valeurs morales ?

    Ce fut longtemps la religion… Dans une société laïcisée, il reste trois voies principales : la famille, l’école, la culture vivante (les livres qu’on lit, les films qu’on voit, les chansons qu’on écoute…). Or les trois, me semble-il, sont aujourd’hui fragilisées, pour des raisons différentes mais dont les effets convergent. Pas étonnant que la transmission des valeurs morales soit plus difficile qu’à d’autres époques ! Cela dit, ne dramatisons pas : cette transmission continue le plus souvent de se faire. Il y a certes quelques jeunes totalement déstructurés, qui ne font plus la différence entre le bien et le mal, ou qui n’en ont qu’une vision pervertie. Mais c’est l’exception. La plupart de nos jeunes gens ne sont pas moins moraux que nous l’étions à leur âge.

     

    Quelle est la valeur d’une moralité inculquée de l’extérieur ? Comment cultiver la liberté par la contrainte, comme se le demande Kant dans le Traité de pédagogie ?

    On ne naît pas vertueux, on le devient. Et cela passe d’abord par l’éducation. Toute morale vient donc de l’extérieur. Voyez les notions d’idéologie chez Marx ou de surmoi chez Freud. Cela ne va pas sans contraintes (le surmoi, disait Freud, c’est « l’intériorisation des interdits parentaux »). Mais ces contraintes n’abolissent pas la liberté : elles la préparent et lui permettent de s’exercer, y compris contre ces interdits qui l’ont d’abord canalisée. C’est où l’on passe, disait Rousseau, de la « liberté naturelle » à la « liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ». Kant, pour l’essentiel, serait d’accord.

     

    Dans le Petit Traité des grandes vertus, vous écrivez : « La politesse est ce semblant de vertu dont les vertus proviennent. » Comment s’opère le passage de l’artificiel à l’authentique ?

    D’abord par l’imitation, ensuite par l’intériorisation. On imite d’abord ce qui se fait (les bonnes manières), puis on intériorise ce qui doit se faire (la morale). La politesse n’est qu’un semblant de morale : se comporter poliment, c’est agir comme si on était vertueux. Cela vaut mieux que la grossièreté ou la muflerie, mais ne dit encore rien sur la valeur morale de l’individu concerné. Un salaud peut être poli. Un rustre peut être un homme de bien.

     

    « La politesse est la plus facile des vertus – il est difficile d’être juste ou généreux, facile d’être poli »

    Apprendre à imiter la vertu, n’est-ce pas le meilleur moyen de se passer de la pratiquer ?

    Cela peut arriver. La politesse est la plus petite des vertus, qui n’est pas encore morale. Il serait donc immoral de s’en contenter ! La politesse est toujours nécessaire, jamais suffisante. Mais elle est la plus facile des vertus – il est difficile d’être juste ou généreux, facile d’être poli. Et il est de bonne pédagogie de commencer par le plus facile…

     

    À l’inverse, ne peut-on voir dans la politesse autre chose qu’un semblant : un signal de civilisation, quelque chose de plus essentiel, voire de sublime ? Emmanuel Levinas écrivait : « “Après vous” : cette formule de politesse devrait être la plus belle définition de notre civilisation. »

    La politesse fait, bien sûr, partie de la civilisation. Mais elle n’est jamais sublime et jamais suffisante. Dire « Après vous », c’est faire semblant d’être altruiste ou respectueux. Mais cela ne touche à la morale que dans la mesure où l’on ne se contente pas de faire semblant –  que dans la mesure, donc, où c’est autre chose qu’une formule de politesse !

     

    La civilité élémentaire, sans laquelle aucune vie sociale n’est possible, n’est-elle pas plus indispensable que la moralité authentique ?

    Socialement oui. Individuellement non. Une société d’égoïstes polis pourrait fort bien fonctionner. Mais nous n’en serions pas moins de pauvres types, dans le meilleur des cas, ou des salauds polis, dans le pire.

    Propos recueillis par PHILIPPE GARNIER

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