• Thomas More, L'UTOPIE (article de Sciences humaines)

    Thomas More, l'inventeur de l'utopie

    En imaginant l’Utopie, contrée mêlant normes égalitaristes et idéaux chrétiens, Thomas More s’attaque à la monarchie anglaise du 16e siècle. Et crée simultanément un nouvel outil politique pour réformer l’Europe capitaliste.

    On le trouve cité aussi bien parmi les saints de l’Église catholique qu’aux côtés des précurseurs du marxisme et dans les dernières parutions littéraires du moment. Thomas More a beau avoir écrit L’Utopie. Traité de la meilleure forme de gouvernement en 1516, son œuvre irrigue les réflexions du monde moderne. En témoignent deux ouvrages-manifestes, parus fin 2017, qui prolongent sa réflexion : Utopies réalistes, de l’historien néerlandais Rutger Bregman. Puis Utopies réelles, du sociologue américain Erik Olin Wright. Réactualisons l’utopie comme alternative au capitalisme, encouragent-ils, sous forme d’expérimentations locales comme le revenu universel, l’autogestion municipale ou les logiciels libres. Du diplomate chrétien du 16e siècle, ils conservent une idée centrale : l’utopie n’est pas une rêverie chimérique, mais un outil de transformation sociale.

    Le droit et le débat

    Chez les More, le prestige social est une affaire sérieuse. Issu d’une famille de boulanger, le père de Thomas, devenu magistrat, inscrit son fils dans la plus prestigieuse école de Londres. À 12 ans, More est fait page, ce statut de jeune serviteur pour hommes de pouvoir. On l’envoie chez le cardinal Morton, archevêque et chancelier du royaume. Dîners animés, joutes politiques…, l’enfant se fond dans l’effervescence intellectuelle de la maison. C’est là, selon ses biographes, que germe son sens du débat, mis en scène dans le premier livre de L’Utopie. Son éducation se poursuit à Oxford, en pleine Renaissance. L’âge est au « new learning » ; les élites européennes complètent l’étude des lettres par celle des mathématiques et de l’astronomie, tout en revenant aux écrits de l’Antiquité, en grec. Cet engouement pour les Anciens met Platon et sa République sur le chevet du jeune étudiant. Dans le célèbre ouvrage, sous forme de dialogue philosophique, More découvre la cité idéale du philosophe. Tempérance et justice y règnent en mots d’ordre, pour conjurer la tyrannie des chefs. L’œuvre est considérée comme l’inspiration principale de l’utopie.

    More est tiré de son érudition par son père, qui l’envoie dans une institution de juristes. Par devoir, Thomas obéit. Mais par passion, la nuit, il apprend la Bible, le grec et compose des poèmes. Il découvre Jean Pic de la Mirandole, humaniste italien, sujet de ses premiers écrits. Privé d’argent par son père en guise de punition, il séjourne chez les moines chartreux et envisage d’entrer dans les ordres. Signe de son extrême piété : il porte le cilice, chemise rugueuse faite pour se mortifier. La partition se déroule finalement comme prévu par le patriarche. Devenu brillant avocat, More est élu à la Chambre des représentants, se marie et fonde une famille. Son foyer, dans la campagne londonienne de Chelsea, est décrit comme « ardent de savoir ». Il y délivre une éducation égalitaire à ses enfants – garçons et filles – tous érudits. Un quotidien d’homme public et de père exemplaire. Mais pas révérencieux pour autant. En 1509, More refuse de voter une colossale augmentation des taxes demandée par Henri VII sans justification. Par sa verve, le jeune député – sans barbe, note-t-on – convainc la Chambre. Elle n’accorde même pas la moitié du montant demandé par le souverain. Frôlant la prison, More exprime sa première critique raisonnée du pouvoir et de la tyrannie. Plus proche d’Henri VIII, le successeur d’Henri VII, More lui adresse une « Ode au couronnement » teintée de mise en garde (1). L’incitant à diminuer les impôts, à abandonner les jugements arbitraires et à répartir les richesses, il annonce les idéaux de l’utopie.

    Réveiller les princes

    En 1515, Henri VIII envoie More en mission diplomatique à Bruges. Pendant six mois, il baigne dans les négociations princières. C’est là qu’il rédige L’Utopie. L’idée vient d’un défi fixé quelques années plus tôt avec son ami et confrère humaniste Érasme. Le philosophe de Rotterdam vient de publier Éloge de la folie, en 1511. Dans ce manifeste teinté d’humour, Érasme décrit un peuple de fous, la cité d’Abraxas, censée moquer l’Église et ses frasques. « À toi d’écrire la suite », encourage-t-il Thomas. Sous forme de texte miroir faisant l’éloge de la raison, cette fois ; un « Traité de la meilleure forme de gouvernement ». Ce sera justement le sous-titre de L’Utopie.

    Car selon les deux humanistes, l’époque se prête à la critique. L’Angleterre, au premier chef, et ses rois tyranniques, comme Richard III, prédécesseur d’Henri VII, dont More dresse un portrait nauséabond dans L’Histoire du roi Richard III (1513-1518). Il s’en prend aussi aux enclosures. Ce modèle de propriété privée, mis en place par les seigneurs met fin à la gestion coopérative des champs. Pour More, la décision marque l’avènement de l’égoïsme et la fin des solidarités ancestrales. Par ailleurs, l’Angleterre renoue à ce moment-là avec ses tendances belliqueuses. Lorsque More arrive à Bruges, voilà trois ans qu’elle est en guerre contre la France. Henri VIII vient aussi d’annexer Tournai, ville forte des Flandres, et tente de briser les noces de son roi. Ces manigances déçoivent More. En même temps, un vent nouveau, celui des grandes découvertes, souffle sur l’élite européenne et bouleverse ses représentations du monde. En 1507, le navigateur florentin Amerigo Vespucci comprend que la terre découverte par Christophe Colomb est en fait un nouveau continent : l’Amérique. Dans ce lointain pays, tous les possibles sont imaginables. Le Vieux Monde contre le Nouveau. Selon Norbert Elias (2), L’Utopie naît de ce contexte. Les allégeances féodales et les solidarités traditionnelles s’éclipsent au profit d’États quadrillés.

    L’ouvrage est composé de deux parties. C’est dans le livre I que More présente – subrepticement – sa visée politique : critiquer sa patrie au miroir d’une société idéale. Il y décrit le débat animé auquel un groupe d’amis se livre sur un banc de jardin. Se font face More lui-même, Pierre Gilles (futur éditeur de L’Utopie), et, personnage fictif (mais l’auteur laisse planer le doute), un certain Raphaël Hythlodée, navigateur tout juste revenu d’une expédition dans de lointaines contrées. Au menu : critique de la guerre, des inégalités, des lois répressives, et de la sottise de certains clercs. Autant de réalités que R. Hythlodée compare aux sociétés qu’il vient de découvrir, où l’on partage la richesse et le pouvoir. Fascinés, ses deux auditeurs l’interpellent : pourquoi ne pas user de ces connaissances pour conseiller les princes ? Raphaël refuse. « Il ne faut pas prendre les princes frontalement, argue-t-il, il faut les prendre de biais. » Ici apparaît la clef de lecture de L’Utopie. L’ouvrage, révèle More dans la bouche de R. Hythlodée, ne décrit pas ce que serait un monde parfait. L’Utopie est une ruse littéraire à visée politique. Une fiction sympathique faite, sans se présenter comme telle, pour secouer la conscience des princes.

    Une République heureuse

    Dans le livre II, R. Hythlodée présente la République « heureuse et perdurable », où il dit avoir passé cinq ans : l’Utopie. Là-bas, la société repose sur la « vie en commun ». Les Utopiens s’y plient naturellement, sans avoir besoin de nombreuses lois. Ils dînent tous ensemble, donnent la parole aux anciens et aux jeunes pendant le repas pour écouter leurs points de vue et cherchent l’amitié avec les autres peuples. Les chefs ne peuvent être tyranniques : ils sont élus par le peuple et ne jouissent d’aucun privilège. La guerre, longuement abordée dans l’ouvrage, est bannie, comme pour moquer les décisions des nations européennes. Pour se défendre, les Utopiens « refusent simplement de commercer avec leur ennemi ». Ils misent sur « la force d’esprit et la subtilité ». Un éloge de la ruse à laquelle fera écho Le Prince (1532) de Machiavel, avec d’autres arguments.

    Pour que cette vie collective fonctionne, les ressources sont partagées. Il faut « abolir les fraudes », « diminuer la pauvreté » et cultiver la vertu du travail, en n’étant jamais oisif. Les Utopiens changent de maison tous les dix ans par tirage au sort, alternent année de labeur au champ et à la ville, travaillent tous six heures par jour, reçoivent les mêmes vêtements et n’ont pas de monnaie. L’absence d’argent et de propriété privée garantit la paix sociale. Ici, More ne prêche pas l’abolition des logiques marchandes. Il use simplement de l’idée pour critiquer sa société précapitaliste. « Quand je pense à toutes ces Républiques qu’on dit aujourd’hui (…) florissantes et opulentes, je n’y vois rien d’autre, dit le narrateur, (…) qu’une sorte de conspiration des riches qui, sous couleur d’être assemblés pour régir le bien public, pensent seulement à leur profit privé. » À l’inverse, les Utopiens se contentent du nécessaire. Ils ne se distinguent par aucun bijou ou autre apparat inutile. Pas même les princes. Lorsque les Utopiens voient les ambassadeurs étrangers parés de perles, de « crêtes » et de « triomphants vêtements », ils ne peuvent s’empêcher d’en rire, conte Raphaël.

    Dernier élément de stabilité : la recherche de félicité. Les Utopiens se régalent d’une « volupté honnête », les plaisirs simples et non nocifs de la vie : manger, boire, s’unir avec mari ou femme, s’éduquer, jardiner et « contempler la beauté du monde par les odeurs ». Chaque dîner est agrémenté de musique et de desserts ou de tisane à la réglisse « cuite avec du miel ». Point de tavernes, de bordels, de jeux de hasard et d’adultères cependant. Le principe de tempérance est au cœur de la société de More. Côté mœurs, il reconnaît la fin de vie volontaire en cas de maladie, préconise aux amants de se montrer nus avant le mariage (pour être sûrs de leur choix), imagine des prêtres femmes et déconseille de manger trop d’animaux, pour « ne pas perdre pitié et clémence, la plus humaine affection de notre nature ».

    Humanisme chrétien

    Aspect fondamental de l’harmonie utopienne : la religion. Au cœur du dernier chapitre, elle symbolise le purisme profondément tolérant de More. « Les uns adorent le Soleil, écrit-il, les autres, la Lune… et les autres quelque autre planète en guise de Dieu. » Toutes les croyances sont acceptées. Seul l’athéisme est condamné. Mais, prévient-il, « la plupart, les plus sages, croient en une chose commune qu’ils appellent Père ». Connue, également, sous le nom de Mythra, cette figure divine peut prendre n’importe quelle forme dans l’esprit du croyant. Elle n’est représentée nulle part, pour n’imposer d’image à personne. Derrière cette apparente libéralité, More en fait un double du Christ. Le narrateur raconte que nombre d’Utopiens se sont convertis spontanément au christianisme tant leur philosophie est « proche de celle de Jésus et ses apôtres ». Mais attention. Lorsque l’un d’eux blâme les autres cultes, il est envoyé en exil pour ne pas troubler l’harmonie.

    Pour Isabelle Bore, auteur de la thèse « Vérité et liberté chez sir Thomas More », le message de L’Utopie consiste à « démontrer comment s’approcher de l’idéal chrétien par l’usage de la raison ». Idéal qu’il interprète comme miséricordieux et progressiste. S’il critique la cupidité et l’oisiveté, More accepte les défauts humains. Il montre comment les surpasser par la spiritualité. Et ce, non pas par dogmatisme, mais par conviction. C’est ce qui fait de More, selon André Prévost (3), son traducteur en français, une figure de l’humanisme chrétien. Outre L’Utopie, A. Prévost voit dans le Dialogue du réconfort dans les tribulations (1534), l’une des dernières œuvres de More, une synthèse entre stoïcisme et christianisme. Dans cet ouvrage, écrit alors qu’il est en prison, More imagine un dialogue entre un homme hongrois et son neveu, alors que Budapest menace d’être envahie par les Turcs. Il fait l’éloge des épreuves de la vie, comparées à la passion de Jésus. Il s’agit de recourir à la philosophie pour combattre la souffrance – stoïcisme – tout en s’élevant spirituellement par la foi – christianisme.

    Tenace jusqu’à la mort et le succès posthume

    Cet idéal, More l’a décliné en lutte politique. Jusqu’à finir décapité. Lorsqu’en 1517, le théologien germanique Martin Luther remet en cause le pape dans ses 95 thèses – la Réforme – More se fait défenseur virulent de l’Église. À ses yeux, Luther est une menace contre l’unité chrétienne. Plutôt que réformer l’institution, pilier de spiritualité en Europe, More plaide pour réformer les âmes. Et pourquoi abandonner les saints ? Thomas interprète le message de Luther comme une condamnation des valeurs humaines. C’est pourquoi il publie, sous pseudonyme, une Réponse à Luther en 1522, suivi d’une succession de livres adressés à son jeune disciple William Tyndale. L’Église, argue-t-il, en dépit de ses abus, permet de cultiver une sagesse qui, sans elle, se serait perdue. More va jusqu’à la défendre face au roi. En 1530, Henri VIII cherche à divorcer – chose bannie – pour épouser sa maîtresse. Pour passer outre l’interdiction du pape, il souhaite affirmer sa suprématie sur l’Église d’Angleterre. Sur ce dossier, l’avis de More, nommé chevalier puis, un an plus tôt, chancelier, est symboliquement crucial. Or, l’humaniste désapprouve. Plus puriste que jamais – il s’est lancé dans une chasse aux hérétiques et enchaîne les décrets d’exécution –, il démissionne. Lorsque le roi demande aux sujets masculins de voter sa réforme, More offre de signer le corps de texte, mais sans le préambule, dans lequel le pape est considéré comme un simple évêque. On l’emprisonne à la tour de Londres en 1534. C’est là qu’il rédige le Dialogue. Maintes occasions de changer d’avis lui sont offertes, mais More reste silencieux. Il meurt sur l’échafaud en 1535. Le jour de la saint Thomas, conformément à son ultime volonté.

    Dans son immédiate postérité, l’œuvre de More est un succès. Quatre ans après sa parution, huit éditions de L’Utopie sont déjà imprimées, dans six villes. Un « évènement international », souligne A. Prévost. Le modèle devient un genre littéraire. Il est repris par l’humaniste français François Rabelais dans Gargantua (1534), sous la forme de l’abbaye de Thélème. Un vaste château sans lois, où hommes et femmes vivent selon l’idéal évangélique. Le terme apparaît dans le dictionnaire en 1611. Puis le genre se décline sous de multiples formes, atteignant son paroxysme avec les utopies socialistes du 19e siècle. Plus tard, la pensée utopique perd son ambition universelle. Elle devient locale. En 1976, le philosophe marxiste Ernst Bloch formule l’idée d’« utopie concrète » dans Le Principe d’Espérance. L’idée consiste à explorer « les possibilités objectives du réel » en mettant en œuvre des microexpériences. On retrouve l’idée au cœur des livres de R. Bregman et d’E. Wright, ainsi que de nombreuses démarches militantes (pensons au documentaire Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent, aux zad, au « zéro-déchet » ou aux « slow cities »).

    Des idées perçues comme des avant-gardes socialistes

    Cette longue lignée se double d’un héritage pour le moins… éclectique. Fait « saint patron des parlementaires et des gouvernants » par Jean-Paul II en 2000, More figure aussi sur un obélisque à la gloire des pères communistes, dans les jardins du Kremlin, aux côtés de Karl Marx et Joseph Proudhon. Côté pile, certains interprètes, comme l’universitaire anglais Raymond Wilson Chambers (4), ont vu en More le défenseur d’un christianisme médiéval et des solidarités traditionnelles. Son amour de la philosophie grecque, sa carrière de juriste et son souci des grâces intérieures le rapprochent, selon cette conception, de saint Augustin. Mais il faut quatre siècles à l’Église pour le canoniser, en raison de l’ambiguïté de son message. Car côté face, les inventions politiques de L’Utopie – l’absence de propriété privée, le revenu universel, la glorification du travail… – ont été perçues comme des avant-gardes socialistes. Les néobabouvistes en particulier, héritiers du révolutionnaire Gracchus Babeuf, se réclamaient de Platon, de Jésus et de More (5). Un triptyque qui aurait fait sourire, à son habitude, l’auteur de L’Utopie

    Érasme et Thomas, un lien fusionnel

    « Je l’aime si passionnément que, s’il m’ordonnait de danser (…), je m’exécuterais sans rechigner. » « Nous n’avions qu’une seule âme pour deux. » La ferveur des sentiments d’Érasme pour Thomas More est claire. Présentés en 1499, les deux hommes bâtissent une amitié indéfectible. Celle-ci naît de leur passion commune pour le grec et le latin. Ensemble, ils entament la traduction de philosophes grecs, comme Lucien. Tous deux profondément croyants, ils partagent les valeurs chrétiennes tout en critiquant le dogmatisme, en dignes humanistes.

    Érasme fait part d’une admiration profonde pour son ami, de dix ans son cadet. En 1505, frappé d’un lumbago, il séjourne plusieurs mois dans la demeure More, en proche campagne londonienne. C’est là qu’il rédige Éloge de la folie (1511). Le titre latin – Enconum Moriae – est un hommage direct à More. « J’ai pensé d’abord à ton propre nom de Morus, écrit Érasme, lequel est aussi voisin de la folie (moria) que ta personne est éloignée d’elle. » Érasme rédige aussi le seul portrait précis de More, « pas plus facile à exécuter que celui d’Alexandre le Grand ou d’Achille », estime-t-il. Il le décrit comme petit, une épaule plus haute que l’autre, avec un teint vif et un « corps parfaitement proportionné ». Vêtu d’habits simples, toujours drôle, souriant et doué du « don merveilleux de se glisser dans la peau de chacun ». Leur lien est si fort que certains historiens y voient une relation amoureuse secrète.

    À lire…
    • « Facétie et humour chez Érasme et chez More. Discussion »
    Charles Bené, Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, n° 7, 1977.
    • Thomas More
    Marie-Claire Phélippeau, Gallimard, coll. « Folio », 2016.

    Petit guide de lecture morienne

    L’écriture de Thomas More est un jeu de piste tactique, où presque chaque information porte un double sens. Voici les clefs pour résoudre sa grande énigme sémantique.

    ▪ Anydre : rivière la plus importante du royaume d’Utopie, son nom signifie « le fleuve sans eau ». Comme l’île, sous-entend Thomas More, elle n’est donc pas réelle.

    ▪ Amaurote : capitale d’Utopia, il s’agit du « village qui n’existe pas », selon la traduction grecque. Là encore, suggère l’auteur, ce lieu n’a pas de substance.

    ▪ Géographie de l’île : Utopia est composée de 54 villes. Soit le nombre de comtés en Angleterre à l’époque, si l’on y ajoute la ville de Londres. Les deux pays sont aussi des îles. Pas de doute, More cherche donc à évoquer (et critiquer) sa patrie. Dans le registre artistique, l’une des premières cartes de l’Utopie (6) la représente en forme de crâne. Une manière d’avertir le lecteur – à la manière des vanités – que derrière l’idéal utopien, se cache la misère du réel que dénonce l’auteur.

    ▪ Mythra : divinité des Utopiens, Mythra renvoie aussi, selon l’historien de l’art François Fièvre (7), à Mithra, figure sacrée en Perse, apparue au 2e siècle. Comme Jésus, elle serait née un 25 décembre. « Il semblerait que le culte de Mythra ait beaucoup inspiré les premiers chrétiens dans leurs rituels et leur symbolique », en déduit F. Fièvre. D’où sa réutilisation par More, tout aussi attaché à la diversité religieuse qu’aux valeurs chrétiennes.

    ▪ Raphaël Hythlodée : personnage principal de l’Utopie, il porte le prénom d’un l’archange chrétien. Celui qui redonne la vue à Tobie, figure de l’Ancien Testament, devenu aveugle. Son nom de famille, lui, signifie en grec « le diseur de bêtises ». Comme le résume le philosophe Miguel Abensour (8), Hythlodée est donc un « conteur de sornettes dont les paroles guérissent de la cécité ». Traduire : l’île qu’il décrit, l’Utopie, n’est qu’un mensonge, mais il permet aux lecteurs et aux princes de mieux voir la réalité. Autre symbole : l’un des bateaux de Vasco de Gama, l’explorateur portugais qui a découvert les Indes, s’appelait le « Saint-Raphaël ».

    ▪ Utopie : « Le lieu où tout est bien » et « le lieu qui n’existe pas ». Tels sont les deux sens grecs d’eu-topia et ou-topia, à l’origine du mot « utopie ». Beaucoup oublient néanmoins les racines du terme. Au départ, More pensait intituler son ouvrage « nus-quama », c’est-à-dire « le lieu de nulle part ». Puis « ude-topia », soit « le temps de nulle part »

    Les trois âges de l’utopie

    1 - L’utopie politique. Développée directement dans le sillage de Thomas More et approfondie au siècle des Lumières, le modèle de l’utopie politique cherche à dessiner des sociétés justes, régies par un ordre politique pacifique et harmonieux. La Cité du Soleil (1602) de Tommaso Campanella ou Supplément au voyage de Bougainville (1773) de Denis Diderot en sont les figures de proue.

    2 - L’utopie industrialiste et sociale. La Révolution française a ouvert des possibles en matière d’organisation politique. Elle inspire aux socialistes des modèles d’utopies concrètes, comme l’Icarie (1840), idéal chrétien égalitariste inventé par Étienne Cabet ou le « phalanstère » de Charles Fourier, bâtiment optimisant la vie collective.

    3 - L’utopie écologique. Depuis la fin du 19e siècle, le monde a été entièrement cartographié, coupant court aux fantasmes d’autres sociétés. C’est donc la science-fiction qui a pris le relais, évaluant les enjeux contemporains dans des ailleurs futuristes. Systèmes autosuffisants, verdoyants et technologiques…, l’écologie en est le terrain le plus fertile. Avec des auteurs comme Pierre Kropotkine (La Conquête du Pain, 1892) ou René Barjavel (Ravage, 1943).

    À lire…
    • Utopies et utopistes
    Thierry Paquot, La Découverte, 2018.

    NOTES

    1.

    Marie-Claire Phélippeau, Thomas More, Gallimard, 2016.

     

    2.

    Norbert Elias, L’Utopie (1980-1987), La Découverte, 2014.

     

    3.

    André Prévost, Thomas More et la crise de la pensée européenne, Mame, 1969.

     

    4.

    Raymond Wilson Chambers, Thomas More, 1926.

     

    5.

    Yolène Dilas-Rocherieux, L’Utopie ou la mémoire du futur. De Thomas More à Lénine, le rêve éternel d’une autre société, Robert Laffont, 2000.

     

    6.

    Thierry Martens, Utopiae Insulae Figura, 1516, The New York Public Library.

     

    7.

    François Fièvre, Le Dieu des utopiens, IconoConte, 2007.

     

    8.

    Miguel Abensour, émission « Une vie, une œuvre. Thomas More », France Culture, 9 octobre 2006


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