L.L.N°10: On ne badine pas avec l'amour, Acte II, scène 5
L.L.N°10 : On ne badine pas avec l’amour, Musset : Acte II, scène 5.
Parcours associé : les jeux du cœur et de la parole
Les arguments de Perdican en faveur de l’amour (scène à la fontaine)
Publié en 1834, On ne badine pas avec l’amour, est l’illustration d’un proverbe mêlant les registres littéraires comique, lyrique, pathétique et tragique. Dans cette scène centrale de la pièce, Camille a demandé à Perdican de la rejoindre à la fontaine dans un bois. Avant de repartir pour le couvent, Camille souhaite discuter avec Perdican et lui demander s’il trouve bon qu’elle se fasse religieuse. Elle rêve d’un amour absolu et veut savoir si Perdican pourrait lui promettre de l’aimer toute la vie, ce à quoi il ne s’engage pas, ce qui crée un nouveau conflit entre les deux personnages.
Camille. Vous me faites peur. La colère vous prend aussi.
Perdican. Sais-tu ce que c'est que des nonnes, malheureuse fille ? Elles qui te représentent l'amour des hommes comme un mensonge, savent-elles qu'il y a pis encore, le mensonge de l'amour divin ? Savent-elles que c'est un crime qu'elles font, de venir chuchoter à une vierge des paroles de femme ? Ah ! comme elles t'ont fait la leçon ! Comme j'avais prévu tout cela quand tu t'es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante ! Tu voulais partir sans me serrer la main. Tu ne voulais revoir ni ce bois, ni cette pauvre petite fontaine qui nous regarde tout en larmes. Tu reniais les jours de ton enfance, et le masque de plâtre (1) que les nonnes t'ont plaqué sur les joues me refusait un baiser de frère ; mais ton cœur a battu, il a oublié sa leçon, lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue t'asseoir sur l'herbe où nous voilà. Eh bien ! Camille, ces femmes ont bien parlé, elles t'ont mise dans le vrai chemin ; Il pourra m'en coûter le bonheur de ma vie ; mais dis-leur de ma part : le ciel n'est pas pour elles.
Camille. Ni pour moi, n’est-ce pas ?
Perdican. Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu'on te fera de ces récit hideux qui t'ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses (2) , vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose simple et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : j'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.
(Il sort.)
On ne badine pas avec l’amour, Musset, Acte II, scène 5, Larousse, 2024, pp.61-62.
(1)le masque de plâtre : le masque qui permet de dissimuler ses émotions.
(2)artificieuses : hypocrites
Grammaire :
1-Analysez l’interrogation « sais-tu ce que c’est que des nonnes, malheureuse fille ? » (l.2)
2-Analysez la proposition « quand tu t’es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante »(l.6) : nature et fonction.
3-Analysez la proposition « qui nous regarde tout en larmes » (l.7-8) : nature et fonction.
4-Analysez la proposition « lorsqu’on te fera de ces récits hideux » (l.14) : nature et fonction.
5-Analysez la négation dans :« le monde n’est qu’un égout sans fond » (l.17-18).
Correction de la grammaire
1-Analysez l’interrogation « sais-tu ce que c’est que des nonnes, malheureuse fille ? » (l.2)
1)Observation : Il s’agit d’une interrogation directe en raison de l’inversion sujet-verbe « sais-tu » et du point d’interrogation à la fin.
2) C’est une question rhétorique, puisque Perdican répond à la question juste après.
3)C’est une interrogation totale, puisqu’on peut répondre à la question par OUI ou par NON : « oui, je sais ce que sont des nonnes » ou « non, je ne sais pas ce que sont des nonnes. »
2-Analysez la proposition « quand tu t’es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante »(l.6) : nature et fonction.
Nature : proposition subordonnée circonstancielle de temps, introduite par la conjonction de subordination « quand ».
Fonction : Complément circonstanciel de temps du verbe « prévoir ».
3-Analysez la proposition « qui nous regarde tout en larmes » (l.7-8) : nature et fonction.
Nature : proposition subordonnée relative introduite par le pronom relatif « qui ».
Fonction : épithète liée de « fontaine » OU complément de l’antécédent « fontaine ».
N.B (=nota bene) : Cette proposition subordonnée relative est une adjective, car on peut la remplacer par l’adjectif « larmoyante ». Cela donnerait : « cette pauvre petite fontaine larmoyante ». La fontaine est ici personnifiée, puisqu’elle pleure comme un être humain.
4-Analysez la proposition « lorsqu’on te fera de ces récits hideux » (l.14) : nature et fonction.
Nature : proposition subordonnée circonstancielle de temps introduite par la conjonction de subordination « lorsque ».
Fonction : Complément circonstanciel de temps du verbe « retourner » (verbe constituant la proposition principale).
5-Analysez la négation dans :« le monde n’est qu’un égout sans fond » (l.17-18).
1)Observation : négation avec « ne…que ».
2)C’est une négation restrictive, à savoir une fausse négation. En effet, elle exprime exclusivement ce que le monde est : un égout sans fond.
3)Transformation à la forme affirmative : le monde est seulement un égout sans fond.
Rédaction de la lecture linéaire :
Introduction
A)Contexte historique et littéraire. Cette pièce est parue en 1834, en pleine période romantique. Ce mouvement littéraire artistique privilégie le sentiment sur la raison. Il explore des thèmes comme le rêve, l’amour et la mort que nous retrouvons dans cette pièce. Ce passage oppose la raison des nonnes que suit Camille, à l’amour du jeune homme, constitué des aléas de l’existence. Accepter l’impermanence de l’amour, ses sursauts et ses peines devient une véritable philosophie pour Perdican.
B)Présentation du texte. Dans cette scène centrale pour la pièce, car le couple théâtral est présent ici, Camille a demandé à Perdican de la rejoindre à la fontaine dans un bois, cadre idyllique à l’expression des sentiments, cadre propice à l’émergence d’une scène romantique. Avant de repartir pour le couvent, Camille souhaite discuter avec Perdican et lui demander s’il trouve bon qu’elle se fasse religieuse. Elle rêve d’un amour absolu et veut savoir si le jeune homme pourrait lui promettre de l’aimer toute la vie, ce à quoi il ne s’engage pas et ce qui crée un nouveau conflit entre les deux personnages.
C)Mouvements. Le texte pourrait être divisé en deux mouvements. Ces derniers s’ouvrent chacun sur une question qui amène la tirade de Perdican.
- 1er mouvement : remise en question de l’enseignement religieux et évocation nostalgique du passé de leur enfance (l. 1 à 12) .
- 2d mouvement : l.13 à 24 : éloge de l’amour par Perdican malgré les vicissitudes (=tribulations, les hauts et les bas de la vie)
D)Problématique. En quoi cette scène centrale de la pièce oppose-t-elle les deux personnages et met-elle en scène des tensions qui ne trouveront pas de véritable résolution ?
Autre problématique possible. En quoi le registre polémique utilisé par Perdican sert-il son argumentation sur sa vision de l’amour ?
Registre polémique : registre utilisé pour défendre son point de vue, dénoncer ou discréditer un adversaire, en l’occurrence ici, l’éducation religieuse de Camille et son positionnement sur l’amour.
LECTURE
Développement
1er mouvement : remise en question de l’enseignement religieux et évocation nostalgique du passé de leur enfance (l. 1 à 12)
Camille semble déstabilisée par les propos et la posture de Perdican qui est effectivement en colère. Elle saisit les émotions de son interlocuteur lorsqu’elle dit : « La colère vous prend aussi. » (l.1). Perdican lui répond en enchainant deux questions rhétoriques. Il remet en question l’éducation des religieuses et exprime son indignation à travers le groupe nominal : « malheureuse fille » (l.2). L’adjectif « malheureux » est dérivé du mot « malheur » et annonce un amour quelque peu tragique qui se confirmera au fur et à mesure de l’évolution de la pièce. Cette éducation religieuse reçue par Camille ne peut engendrer que peine et chagrin.
L’amour des hommes est comparé à un mensonge par les religieuses (l.2-3), qui pourtant, selon Perdican, omettent de parler du mensonge de l’amour divin. Elles commettent donc ce qu’on appelle un mensonge par omission. Si l’amour divin est trompeur selon le jeune homme, il n’explique pas pourquoi il affirme de tels propos. Cependant, il exprime son mépris pour les nonnes qui ne savent pas s’adresser à une vierge. Il utilise une hyberbole, celle « de crime » (l.4) .Le délit commis par ces femmes, c’est de parler de leurs expériences de femmes, sans s’adapter à leur public : elles s’adressent à une vierge, Camille, qui ne connait rien à l’amour, qui n’a rien expérimenté, en le condamnant. Elles ne laissent pas à la jeune fille de vivre elle-même l’amour, sans s’en méfier, avec innocence. L’interjection « ah ! » et l’adverbe comparatif « comme » mettent en valeur l’intensité du regret de Perdican qui constate que l’éducation des religieuses fut un échec pour Camille. Cette première exclamation introduit une anaphore de « comme » et un rythme binaire qui met en évidence l’anecdote du portrait de la vieille tante : « Comme j'avais prévu tout cela quand tu t'es arrêtée devant le portrait de notre vieille tante ! » Camille est devenue prude (= d’une pudeur affectée, qui manifeste une retenue extrême, en particulier en matière de sexualité) et ne s’est même pas montrée amicale avec Perdican, puisqu’elle a refusé de lui serrer la main en partant. Cette pruderie de Camille était annoncée par Dame Pluche à l’acte I, scène 1, lorsqu’elle avait expliqué au chœur : « ceux qui la verront auront la joie de respirer une glorieuse fleur de sagesse et de dévotion. » Le Baron (acte I, scène 2, p.25) avait fait le portrait de cette grande tante en précisant qu’elle n’avait jamais concouru à l’accroissement de la famille, autrement qu’en prières. On peut donc supposer qu’elle était restée vierge. Or, Camille s’était extasiée devant ce tableau.
Perdican exprime ses regrets en voyant de tels changements dans l’attitude de Camille. L’évocation de leur enfance prend un ton nostalgique avec l’anaphore de la conjonction de coordination « ni » : « ni ce bois, ni cette pauvre petite fontaine » (l.7). Camille semble avoir jeté un voile sur leur enfance et leurs souvenirs à tel point que la fontaine en est personnifiée et qu’elle pleure à l’annonce de ce changement : « cette petite fontaine qui nous regarde tout en larmes » (l.7-8). La fontaine est triste. La nature semble se mettre au diapason de la tristesse de Perdican, ce qui est un aspect du mouvement romantique dans lequel s’inscrit cette pièce. Camille a perdu son innocence en fréquentant les nonnes et la métaphore « masque de plâtre » (l.8) pour désigner son visage le souligne. Sa spontanéité s’est envolée, puisqu’elle a refusé à Perdican un baiser de frère, simplement amical et tendre. Le cœur de Camille semble s’être refroidi au grand dam (= à son grand regret) de son cousin.
Cependant, la conjonction de coordination « mais » vient introduire une antithèse : au masque de plâtre se superpose le cœur qui bat : « mais ton cœur a battu, il a oublié sa leçon » (l.9). Finalement, les sentiments de Camille ont pris le dessus sur sa raison. Elle a choisi la simplicité, le retour à la nature comme le souligne le complément circonstanciel de lieu « sur l’herbe », suivi de la proposition subordonnée relative « où nous voilà. » (l.10) Les cousins sont finalement réunis à nouveau. S’ensuit une antiphrase avec apostrophe à Camille : « Camille, ces femmes ont bien parlé, elles t’ont mise dans le vrai chemin » (l.11). Perdican parle avec ironie. Il pense tout le contraire de ce qu’il dit. On le comprend lorsqu’il ajoute que cette éducation religieuse lui coûtera le bonheur de sa vie : le partage d’un amour sincère avec sa cousine. Le jeune homme remet en question à nouveau cette éducation religieuse lorsqu’il affirme de façon péremptoire (=qu’on ne peut pas contredire) pour conclure sa tirade : « mais dis-leur de ma part : le ciel n’est pas pour elles. » (l.12) On peut supposer que pour lui, aller au paradis, c’est connaitre l’amour. Or, cette rigueur religieuse empêche d’accéder à cette béatitude (=félicité dont les élus jouissent au ciel).
2d mouvement : éloge de l’amour par Perdican malgré les vicissitudes (=tribulations, les hauts et les bas de la vie) (l.13 à 24)
Camille relance le débat par une question rhétorique : « ni pour moi, n’est-ce pas ? » (l.13). Si les religieuses ne peuvent atteindre le ciel, elle ne le pourra pas non plus, en suivant l’argumentation de Perdican. L’interjection « adieu » renvoie à ce qu’on quitte définitivement marque un point d’arrêt, lorsqu’il est suivi de l’impératif présent à valeur d’ordre : « retourne à ton couvent » (l.14). Perdican la rejette de façon assez marquée et on finit par se demander si son portrait péjoratif des femmes puis des hommes n’est pas lui aussi ironique, renforçant les propos dégradants des religieuses sur les hommes et l’amour en couple. S’ensuivent deux séries d’énumérations péjoratives l’une sur les hommes et l’autres sur les femmes. Tous les adjectifs sont dépréciatifs. Les hommes sont principalement menteurs, infidèles, orgueilleux et lâches, tandis que les femmes sont perfides, à savoir déloyales, hypocrites, vaniteuses (accordant plus d’important à leur image qu’à leur être profond) et dépravées, à savoir perverses (=inciter au mal). La négation restrictive « le monde n’est qu’un égout sans fond » (l.17-18) rapproche le monde des enfers.
Pourtant, ce portrait dépréciatif s’oppose à celui plus idéal de l’amour grâce à la figure de l’antithèse, introduite par la conjonction de coordination « mais » : « mais il y a une chose simple et sublime, c’est l’union de ces êtres si imparfaits et si affreux » (l.19-20). L’amour n’est pourtant pas décrit de façon mièvre (=qui manque de profondeur, trop naïf), mais réaliste : « on est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime[…] ». Ainsi, l’amour peut rendre malheureux, mais c’est une expérience qui mérite d’être vécue. L’anaphore de l’adverbe « souvent » et le rythme ternaire insistent sur les épreuves que l’on peut rencontrer en amour : on peut être trahi, on peut souffrir aussi. Cependant, cette expérience est inoubliable et merveilleuse, sublime aussi, car elle élève l’être, le remplit d’émotions. Un nouveau rythme ternaire vient amener la conclusion de la tirade : « j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. » Perdican insiste sur l’importance de l’expérience, de cette connaissance intime et personnelle. Rappelons que cette phrase qui conclut la tirade de Perdican avait été écrite par George Sand dans l’une de ses lettres adressée à Musset, l’auteur.
d’On ne badine pas avec l’amour. Enfin, l’antithèse clôt cet argumentaire. Ce qui compte finalement, c’est la subjectivité de l’expérience « c’est moi qui ai vécu » et non le fait de suivre une morale dictée par des religieuses qui ont pourtant vécu l’amour, même si elles le réprouvent (=rejeter qqch au nom de la religion, de la morale). Finalement, refuser de vivre une expérience amoureuse pour Perdican, c’est être orgueilleux (=estime excessive de soi), ce qui est un des 7 péchés capitaux. De plus, cela peut conduire à une vie monotone et ennuyeuse, une vie où on n’est pas soi-même, où on porte un masque.
Conclusion
A)Bilan : Perdican, dans cette scène, tente de convaincre Camille que l’amour est digne d’être vécu. Pourtant, il ne veut pas mentir à sa cousine en lui en dressant un portrait idyllique (=trop parfait). Si l’amour peut faire souffrir, il est une expérience à ne pas rater dans sa vie.
B)Ouverture[suite de la pièce] : Perdican, pour jouer sur les sentiments de Camille, décidera de lui envoyer un billet dans la suite de la pièce dans lequel il lui donnera rendez-vous à la petite fontaine, lieu propice à l’épanchement des sentiments. Il y invitera Rosette, une paysanne, sœur de lait de sa cousine, pour lui déclarer sa flamme devant Camille et éveiller la jalousie chez elle. C’est une forme de vengeance qui conduira au dénouement tragique de la pièce et à la morale du proverbe qui a donné son titre à la pièce : il ne faut pas jouer des sentiments des autres, sous peine de s’en mordre les doigts.