L.L.N°12: Cyrano de Bergerac-La scène du balcon
Parcours associé : les jeux du cœur et de la parole
L.L.°12 : le pouvoir de l’éloquence : savoir parler pour séduire (la scène du balcon), Acte III, scène 7
Pièce en 5 actes
Edmond Rostand propose une intrigue qui se fonde sur le mensonge. Cyrano fait croire à Roxane que c’est Christian qui lui souffle des mots d’amour. Les deux hommes sont tous les deux amoureux de la jeune femme. Christian est jeune et beau, mais il ne sait manier la langue pour séduire Roxane. Cyrano, quant à lui, est défiguré par un nez imposant mais il est éloquent(=il sait bien s’exprimer).
Dans la scène 7 de l’acte III, Roxane apparait à son balcon. Alors qu’elle se refuse toujours à Christian car elle doute de son éloquence, Cyrano prend la parole à la place de son ami.
Roxane, d’une voix troublée.
Oui, c’est bien de l’amour…
Cyrano.
Certes, ce sentiment
Qui m’envahit, terrible et jaloux, c’est vraiment
De l’amour, il en a toute la fureur (2) triste !
De l’amour, − et pourtant il n’est pas égoïste !
Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n’en savoir jamais rien,
S’il se pouvait, parfois, que de loin, j’entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !
−Chaque regard de toi suscite une vertu
Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu
A comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?
Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre qui monte ?...
Oh ! mais vraiment, ce soir, c’est trop beau, c’est trop doux !
Je vous dis tout cela, vous m’écoutez, moi, vous !
C’est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,
Je n’ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu’à mourir maintenant ! C’est à cause des mots
Que je dis qu’elle tremble entre les bleus rameaux !
Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles !
Car tu trembles ! car j’ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adoré de ta main descendre tout le long des branches du jasmin !
(il baise éperdument l’extrémité d’une branche pendante.)
Roxane.
Oui, je tremble, et je pleure, et je t’aime, et suis tienne !
Et tu m’as enivrée !
Cyrano.
Alors, que la mort vienne !
Cette ivresse, c’est moi, moi, qui l’ai su causer !
Je ne demande qu’une chose
Christian, sous le balcon.
Un baiser !
Roxane, se rejetant en arrière.
Hein ?
Cyrano.
Oh !
Roxane.
Vous demandez ?
Cyrano.
Oui…je…
(A Christian bas.)
Tu vas trop vite.
Christian.
Puisqu’elle est si troublée, il faut que j’en profite !
Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand, Acte III, scène 7, Hatier, 2021, pp.221-224
Grammaire :
1-Analysez la négation « il n’est pas égoïste »(l.6)
2-Analysez la proposition « qui m’envahit » (l.4) : nature et fonction.
3-Analysez la proposition « s’il se pouvait » (l.9) : nature et fonction.
4-Analysez la proposition « puisqu’elle est si troublée » (l.37) : nature et fonction.
Correction de la grammaire
Grammaire :
1-Analysez la négation « il n’est pas égoïste »(l.6)
- Repérage de la négation : négation introduite par les adverbes « ne » et « pas » qui sont des outils pour construire une phrase à la forme négative.
- Quel type de négation et pourquoi ?
On peut transformer la phrase à la forme affirmative : de l’amour, et pourtant, il est égoïste. Suppression totale des deux mots de la négation : il s’agit donc d’une négation totale.
2-Analysez la proposition « qui m’envahit » (l.4) : nature et fonction.
Qui m’envahit :
NATURE : proposition subordonnée relative adjective. On peut remplacer « qui m’envahit » par un adjectif : envahissant. Ex : Ce sentiment envahissant.
FONCTION : Complément de l’antécédent « ce sentiment » OU épithète liée de « sentiment » (=même fonction que l’adjectif).
3-Analysez la proposition « s’il se pouvait » (l.9) : nature et fonction.
NATURE : proposition subordonnée circonstancielle de condition OU d’hypothèse
FONCTION : Ct circonstanciel d’hypothèse du verbe de la principale « j’entendisse », conjugué au subjonctif imparfait.
4-Analysez la proposition « puisqu’elle est si troublée » (l.37) : nature et fonction.
NATURE : proposition subordonnée circonstancielle de cause. On peut remplacer par « parce que ».
FONCTION : Ct circonstanciel de cause du verbe de la principale « falloir » (=faut).
Correction de la lecture linéaire
Introduction
A)Contexte historique et littéraire : La pièce Cyrano de Bergerac, représentée pour la première fois le 28 décembre 1897 au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, à Paris, remporta un vif succès. Présent ce soir-là, le ministre des Finances épingle sa propre Légion d’honneur sur la poitrine de Rostand, qui trois jours plus tard, sera fait chevalier de la légion d’honneur. Prévue pour n’être jouée qu’une semaine, la pièce tient l’affiche toute l’année 1798. Succès théâtral, Cyrano de Bergerac est aussi un succès de librairie. Le texte s’arrache, vendu à plus de 100 000 exemplaires, année par année. Bientôt circulent des traductions anglaise, allemande, italienne et de nos jours, dans la plupart des langues. C’est une des comédies les plus populaires. Comédie héroïque, Rostand dédicace son œuvre à l’âme de Cyrano et à l’acteur qui l’incarne, Coquelin (voir le film : Edmond, Alexis Michalik, 2018). La pièce est écrite en alexandrins, mais avec une certaine liberté par rapport à la métrique classique. Rappelons que l’intrigue a lieu au XVIIème siècle et reprend l’histoire d’un personnage qui a réellement vécu à cette époque : Cyrano de Bergerac.
B)Présentation du texte : Roxane semble croire que Christian l’aime vraiment, alors que c’est Cyrano qui parle et que l’éloquence dont il fait preuve l’émeut. Cyrano lui avoue qu’il l’aime de façon désintéressée, qu’il est prêt à se sacrifier pour cet amour (cf : « le bonheur né de mon sacrifice, v.10). Christian veut finalement profiter de la situation pour embrasser la belle Précieuse.
C)Mouvements :
1er mouvement (v.1 à 24) : Aveu de l’amour de Cyrano
2ème mouvement (v.25 à la fin) : Aveu réciproque de l’amour de Roxane et intervention de Christian pour l’obtention d’un baiser.
D)Problématique : comment cette comédie héroïque met-elle en valeur l’amour sincère et éloquent de Cyrano pour Roxane ?
Autre problématique en lien avec le parcours associé : Comment cette comédie héroïque met-elle en valeur le jeu de la parole de Cyrano pour conquérir le cœur de Roxane ?
Développement
1er mouvement (v.1 à 24) : Aveu de l’amour de Cyrano
L’adverbe « oui » prononcé par Roxane met en évidence son acquiescement : elle reconnait que l’homme qui lui parle, l’aime. Les didascalies nous informent sur ses émotions, puisqu’elle parle d’ « une voix troublée » (v.1). Elle semble émue par les paroles prononcées et l’éloquence de l’orateur qui la séduit. Cyrano enchaine en confortant Roxane dans son analyse . L’adverbe « certes » (=en vérité, sans mentir) renforce l’affirmation précédemment émise : « Certes, ce sentiment qui m’envahit (…), c’est vraiment de l’amour » (v.3 à 5). Les adjectifs « terrible et jaloux », épithètes détachées de « sentiment » mettent en valeur la passion de Cyrano. Ici, « terrible » signifie « intense » et « jaloux » montre l’attachement fort. Les deux adjectifs renforcent l’idée d’un sentiment passionnel.
Par ailleurs, le mot « fureur » renvoie au caractère violent et excessif du sentiment. Cet amour est au cœur de leur échange puisqu’il est repris deux fois en anaphore (v.5 et 6 : « De l’amour), combiné à une antithèse amenée par l’adverbe « pourtant » : la fureur, transport violent, égarement s’oppose à l’absence d’égoïsme et au sacrifice. Ainsi, l’amour possède des contradictions : passionnel, il n’en est pas moins maitrisé et caché.
On comprend alors que cet amour est vrai, sincère, désintéressé et caché : « Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien/ Quand même tu devrais n’en savoir jamais rien » (v.7-8). Le bonheur de la femme qu’il aime est primordial, c’est pourquoi son amour est beau et romantique. Cette explication contient une métaphore, car il veut entendre « rire un peu le bonheur né de [son] sacrifice » (v.10). Il associe le rire que contient le bonheur avec la retenue qu’engendre le sacrifice. C’est l’épanouissement de Roxane qu’il souhaite. Le point d’exclamation renforce la force du sentiment amoureux, sa passion pour cette belle précieuse.
L’enjambement sur l’adjectif « nouvelle » met en exergue (=valeur) la fraicheur que cet amour lui apporte : du renouveau, de la force qu’elle soit morale avec l’utilisation du mot « vertu » ou physique avec celle du terme « vaillance ». Cet amour lui donne du courage. Rappelons que Cyrano est un très bon bretteur (=homme aimant se battre à l’épée, I, 1, p.24) : il manie l’épée avec dextérité et a réussi à venir à bout de cent hommes pour défendre son ami Lignière (acte I). C’est un homme courageux, mais aussi sensible comme on peut le voir dans la scène du balcon.
La répétition de l’adverbe « trop » à deux reprises, adossé aux adjectifs « beau » et doux », - la scène se passant le soir (« ce soir », v.15) -souligne l’importance de ce moment d’aveu pour Cyrano. Les points d’exclamation qui s’enchainent mettent en évidence le lyrisme de la scène. En effet, Cyrano met son âme à nu, même si son identité n’est pas connue de Roxane, puisqu’il s’agit d’un subterfuge (=artifice dont on se sert pour parvenir à ses fins). Le pronom personnel « moi », apposé au « vous » par l’intermédiaire de la virgule, marque l’union entre Cyrano et Roxane : « Je vous dis tout cela, vous m’écoutez moi, vous ! » (l.16). Son espoir a été comblé. Il a pu enfin s’exprimer.
L’enjambement sur « qu’à mourir maintenant ! » met en exergue cette idée que la mort peut venir, puisque l’essentiel a été fait et dit. Son amour semble avoir été comblé, dans cette scène inattendue où il a pu non seulement se faire entendre, mais aussi sentir que son discours avait un impact sur celle qu’il aime. Le protagoniste se rend compte qu’elle est amoureuse de lui, de ses mots, de son éloquence : « c’est à cause des mots/ Que je dis qu’elle tremble entre les bleus rameaux. » Le bleu est le symbole du rêve, c’est une métaphore de l’idéal qui est en train de s’accomplir : Roxane est amoureuse de lui à son insu (=sans que la chose soit sue), malgré sa laideur. En effet, les rameaux sont verts et non bleus, mais peut-être est-ce la nuit qui leur donne une couleur particulière. La comparaison entre le tremblement de la feuille et celui de Roxane fait émerger l’émotion que Cyrano a su susciter chez sa bien-aimée : « Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles ! » (v.21). C’est un moment à la fois lyrique et poétique dans un cadre bucolique (= qui a rapport aux charmes attribués à la vie champêtre), puisque Cyrano se trouve dans le jardin, quand Roxane est sur son balcon. L’assonance en [ɛ̃] (=son vocalique, voyelle nasale) avec « main », « jasmin » renforce les sonorités poétiques de ce passage où Roxane et Cyrano sont émus. La main de Roxane est associée à la senteur du jasmin, grâce aux répétitions sonores. Les didascalies nous renseignent enfin sur le geste de Cyrano qui embrasse Roxane, à travers la branche.
2ème mouvement (v.25 à la fin) : Aveu réciproque de l’amour de Roxane et intervention de Christian pour l’obtention d’un baiser.
Roxane répond favorablement aux conclusions de Cyrano, par l’intermédiaire de l’adverbe « oui » : « Oui, je tremble, et je pleure, et je t’aime, et suis tienne. » (v.25) Normalement, dans une énumération, les différents éléments sont séparés par une virgule, sauf les deux derniers où la conjonction de coordination ET prend d’ordinaire la place de la virgule. Nous aurions donc dû avoir : « Oui, je tremble, je pleure, je t’aime, et suis tienne. » Or, la conjonction ET est répétée et est donc redondante. Elle participe a un effet de style. Elle crée une forme d’insistance : non seulement Roxane pleure d’émotion, mais elle aime Cyrano et elle est conquise. Rappelons que Roxane est une Précieuse et qu’au XVIIème siècle, les Précieuses sont connues pour aimer l’éloquence, le raffinement, la littérature et la vie intellectuelle. Elles aiment l’élégance dans la parole et le vocabulaire recherché, véritable atout que possède Cyrano. Madame de La Fayette, ayant écrit notamment La Princesse de Montpensier, était considérée comme une Précieuse. Elle aussi est prise de passion, quand elle dit : « Tu m’as enivrée » (v.26). A nouveau, Cyrano parle de la mort, car il souhaiterait que sa vie se termine sur cette victoire amoureuse, celle de la conquête de la femme qu’il aime. Ce serait une belle mort, une fin heureuse comme dans la comédie. Mais sa volonté « je ne demande qu’une chose » va être coupée par l’intervention inopinée (= inattendue, à l’improviste) de Christian qui réapparait subitement dans la conversation pour demander un baiser. Le dialogue s’accélère avec l’émergence des stichomythies (=dialogue dans lequel les personnages se donnent la réplique très rapidement vers à vers, phrase à phrase ou mot à mot). En général, la stichomythie crée un moment de tension dramatique : Roxane acceptera-t-elle le baiser de Christian ? Et si oui, comment adviendra-t-il ?
Roxane semble être étonnée par cette demande et questionne : « Vous demandez ? » Si Cyrano dit à Christian qu’il va trop vite, ce dernier ne veut pas reculer et il obtiendra ce qu’il souhaitait, Cyrano parviendra à obtenir ce baiser qui ne lui sera pas destiné (Acte III, scène 10).
Conclusion :
A)Bilan : L’éloquence de Cyrano a porté ses fruits, puisque Roxane a été émue et son cœur a été touché. Si Cyrano avoue son amour, Roxane en fait de même. On comprend ici l’importance de savoir manier le verbe pour parvenir à conquérir le cœur d’une Précieuse, au XVIIème siècle. Cyrano sort victorieux de cette conquête verbale, même s’il devra composer avec Christian, son rival.
B)Ouverture (sur la suite de la pièce): Roxane finira par donner un baiser à Christian et ils se marieront avant que lui et Cyrano partent pour le siège d’Arras (Acte IV) avec les cadets de Gascogne, suite aux ordres de De Guiche qui est mécontent de ce mariage, puisqu’il souhaitait avoir une relation amoureuse avec Roxane. Rappelons que le siège d’Arras est une bataille qui fait partie de la guerre de trente ans (1618-1648), opposant les Français aux Espagnols. Le siège d'Arras est une bataille opposant le Royaume de France et les Provinces unies aux Pays-Bas espagnols, en 1640 à Arras. La ville d’Arras sera reprise par les Français et libérée.