• L'intégrité: pourquoi rester fidèle à soi-même dans un monde qui change? (Philonomist)

     

    Ecrit par Julian Baggini

    Cofondateur de The Philosopher’s Magazine, Julian Baggini contribue à un grand nombre de journaux, magazines et intervient régulièrement sur la BBC. Il est l’auteur de nombreux livres de philosophie à destination du grand public, non traduits en français.

     

     Trop souvent confondue avec le respect des règles, l’intégrité mal comprise peut sombrer dans la rigidité, voire masquer des comportements immoraux. Elle est pourtant fondamentale : c’est la vertu des personnes de confiance.Pourquoi l’intégrité est-elle devenue l’une des vertus dominantes de notre époque ? D’innombrables entreprises s’y réfèrent dans leurs chartes éthiques. ExxonMobil et Lufthansa vont jusqu’à regrouper leurs engagements en matière de gouvernance et de responsabilité sous le titre « Éthique et intégrité ». La vaste diffusion de ce terme en a élargi la signification, au point qu’on l’emploie souvent comme un quasi-synonyme de l’éthique : être intègre voudrait simplement dire qu’on agit de manière éthique. Or, si elle doit nous permettre de définir l’éthique, l’intégrité mérite une définition plus précise.

     

    « Surtout, sois fidèle à toi-même »

    L’intégrité a pour étymologie latine l’adjectif integer, « entier ». Aujourd’hui, de nombreuses acceptions de ce terme conservent cette notion d’entièreté et d’indivision, comme lorsque nous parlons de préserver l’intégrité d’une structure ou d’une nation. C’est aussi ce que nous entendons lorsque nous évoquons l’intégrité d’une marque, au sens où l’ensemble des produits ou des services qu’elle propose doit refléter les mêmes valeurs et projeter une même image. D’où l’importance de la cohérence des messages en marketing et en publicité, qui inclut aussi bien les slogans que la police de caractère, les couleurs et le style graphique.


    On pense souvent trouver la dimension éthique de l’intégrité dans ces mots que Shakespeare fait prononcer à Polonius dans sa pièce Hamlet : « Surtout, sois fidèle à toi-même. » Pour beaucoup, être intègre se résume ainsi : campe sur tes positions, affirme ton caractère !

    Si tel est le sens de l’intégrité, nombre d’organisations feraient mieux d’y renoncer. Prenez la compagnie aérienne low-cost Ryanair. Son dirigeant Michael O’Leary a bâti son entreprise sur un ethos consistant à réduire les coûts et à facturer tous les suppléments aux passagers, au motif qu’ils reviendront pour les tarifs imbattables et malgré le service abominable. Ce modèle, qui a fonctionné pendant de nombreuses années, reposait sur une forme d’intégrité : les usagers savaient exactement à quoi s’en tenir. Or, depuis 2014, Ryanair s’efforce de changer, ayant constaté que l’ancien modèle n’était plus aussi attrayant. La réussite impliquait d’abandonner l’ancien ethos plutôt qu’à lui rester fidèle…


    Ne nous fions donc pas au conseil de Polonius : ce personnage sournois et hautain n’est pas un parangon de moralité. Pour être éthique, l’intégrité doit être plus qu’une fidélité inébranlable à son caractère ou à son modèle économique.

     

    Entre flexibilité et rigidité ?

    Étonnamment, l’intégrité n’a jamais figuré au nombre des vertus cardinales. Elle n’est pas mentionnée dans les traités d’éthique d’Aristote, qui détaillent pourtant longuement de nombreuses vertus.

    Cette absence se comprend mieux dans le contexte de sa théorie générale. Aristote, à l’instar de Confucius, considère que la vertu repose sur un « juste milieu » entre les deux extrêmes que sont l’excès et la déficience. Ainsi, le courage est un « juste milieu » entre la couardise et la témérité ; la générosité, entre la pingrerie et la prodigalité. Si nous concevons l’intégrité comme constance et fermeté, le juste milieu se situerait quelque part entre la flexibilité et la rigidité. Ceux qui sont trop flexibles manquent de principes moraux, mais ceux qui ne le sont pas assez placent les principes généraux au-dessus des cas particuliers et de leur jugement.


    C’est ce que montre l’exemple des « sweatshops » dans les pays en développement. Certains organismes ont adopté une politique de tolérance zéro appelant à la fermeture d’usines ou au boycott d’entreprises. L’ONG No Sweat, cependant, est a priori hostile aux campagnes de boycott. Comme l’explique son fondateur Mick Duncan, « les boycotts ont pour conséquence que les consommateurs n’achètent plus les marchandises. Les entreprises ferment alors leurs usines et les travailleurs perdent leur emploi. Nous préférons intervenir sur le terrain aux côtés des employés et des syndicats, et travailler avec les entreprises pour améliorer les conditions de travail et les salaires ».

    L’entreprise veut des codes éthiques clairs et transparents, mais prend alors le risque d’aboutir à la rigidité d’une intégrité mal comprise : coller aux règles au lieu de faire ce qui est moralement juste – au point de fermer les yeux sur les écarts de conduite. Chez Enron ou Lehman Brothers, des individus se croyaient irréprochables car ils n’avaient enfreint aucune règle ; pourtant, un observateur impartial n’aurait pas manqué de constater que leurs agissements étaient contraires à l’éthique. C’est peut-être ce à quoi pensait Albert Camus quand il écrivait : « J’ai vu des gens mal agir avec beaucoup de morale. » Se contenter d’appliquer les règles n’empêche pas de mal se comporter…


     L’intégrité comme fiabilité

    Comme Aristote, le confucianisme classique manque d’un concept d’intégrité au sens de fermeté. L’un de ses cinq principes fondamentaux, le xìn, souvent traduit par intégrité, correspond plutôt à la notion de fidélité. L’idéogramme chinois du xìn associe les symboles de la personne et de la parole, et représente donc une personne de parole. En ce sens, l’individu intègre n’est pas celui qui se plie strictement à des principes, mais celui auquel on peut faire confiance. Cette forme d’intégrité « n’a pas besoin de règles », comme dirait Camus.


    Moralement plus prometteuse, cette fidélité est relative au bien plutôt qu’à la cohérence, notre personnalité ou des règles. Elle laisse une place au jugement et à l’appréciation du contexte. Cela rejoint la définition de l’intégrité que proposent les consultants Muel Kaptein et Johan Wempe, soit « la maîtrise du caractère, de la conduite et des conséquences ». Oui à l’entièreté, non à la rigidité.

     Le xìn est la forme d’intégrité que les entreprises devraient se donner comme objectif. Elle repose sur la confiance en une fidélité à sa parole et en l’action juste. N’importe qui peut offrir une garantie juridique contractuelle ; seuls ceux qui font la démonstration de leur intégrité sont véritablement dignes de confiance.

     

     

    Traduit du français par Myriam Dennehy

    14/08/2018 (Mis à jour le 07/01/2019)

     

     


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique