• Excellente chronique:

     


    votre commentaire
  • NTRE LES LIGNES

    Les Triomphes de Pétrarque. La voie d'Amour

    Dédaigné par la jeune femme dont il est épris, Pétrarque compose un magnifique chant d'amour intime et universel, qui révèle un chemin initiatique vers la spiritualité.

     

    D'encre et de larmes

    « J'avais les yeux sur ses beaux traits fixés, comme un malade avide d'une chose douce au palais, nuisible à la santé. Aveugle et sourd à tout autre plaisir, je la suivais par de si grands périls que j'en frémis encore quand j'y repense. Et j'eus dès lors les yeux baissés, humides, le coeur pensif, et cherchai pour refuge bois et rochers, sources, fleuves, montagnes ; depuis ce jour je couvre de pensées, d'encre et de larmes des pages sans nombre, et j'en noircis autant que j'en déchire ; depuis ce jour je sais ce qu'on ressent, espère et craint dans le cloître d'Amour, mon front le montre assez à qui sait lire ; et je la vois, cruelle et gracieuse, n'ayant souci de moi ni de mes peines, fière de ses vertus et de ma honte. Je crois, de plus, que le maître qui prive le monde entier de sa force, la craint, si je vois bien, et j'en perds tout espoir; et je n'ai plus l'ardeur de me défendre, voyant celui qui nous écorche vifs la ménager, quand j'espérais en lui. »

    Le Triomphe de l'amour, Pétrarque

    Analyse de Paule Amblard

    Historienne spécialisée dans l'art du Moyen Âge et dans l'enseignement de la pensée chrétienne. Elle a notamment publié L'Apocalypse de saint Jean illustrée par la tapisserie d'Angers (Éditions Diane de Selliers, 2017) et Les Triomphes de Pétrarque illustrés par le vitrail de l'Aube au XVIe siècle (Éditions Diane de Selliers, 2018).

     

    Quel triomphe peut célébrer un homme qui vient de perdre son amour ? Cette voie étroite et solitaire que François Pétrarque (1304-1374) conte dans son poème Les Triomphes est le fruit d'une longue méditation, une recherche introspective dans laquelle il expose son coeur mis à nu. L'écriture poétique lui permet de mettre en ordre ses sentiments bousculés comme une auto-analyse et, finalement, l'aide à se guérir et à renaître. Comment en est-il arrivé là ? Le 6 avril 1327, Pétrarque a rencontré Laure. Foudroyé par cette jeune femme aux « longs cheveux brillant à rendre l'or jaloux » (Canzoniere - Le Chansonnier) qui sort de l'église Sainte-Claire d'Avignon. Cette femme est-elle réelle ? La légende l'identifie à Laure de Noves, marquise de Sade, épouse du marquis Hugo de Sade. Si son identité reste mystérieuse, elle semble en revanche bien incarnée dans les descriptions du poète, avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus, son teint d'une blancheur immaculée, ses mains fines, sa bouche vermeille. Il reste vrai qu'elle lui apparaît surnaturelle : « Sa démarche n'avait rien de mortel, ses paroles avaient un autre son que la voix humaine » (Canzoniere). Depuis ce jour, la vie de François Pétrarque est à jamais métamorphosée. Le jeune clerc de 23 ans, mondain, lettré, entre dans « le cloître d'amour ». Éconduit pendant vingt longues années, jusqu'à la mort de Laure - car la dame est fidèle à son mari -, il commence à écrire et devient un grand poète « couvrant de pensées, d'encre et de larmes des pages sans nombre » (Triomphe de l'Amour). Dès l'âge de 36 ans, il est comblé d'honneurs, couronné de lauriers par le Sénat à Rome, tel Dante un siècle plus tôt et Boccace, son ami. Il est ainsi devenu un trésor vivant et sa présence dans une ville suscite de véritables cohues. Mais la gloire n'est pas le remède. À 47 ans, Pétrarque se sent vieux et défait. Sa dame n'est plus, emportée par la peste. Son désir charnel se transforme. Un autre genre d'amour naît.

    Une marche méditative

    C'est ce chemin d'évolution qu'il commence à expérimenter et traduire dans son poème des Triomphes. Il écrit et réécrit le texte jusqu'à la fin de sa vie, au fil de ce qu'il trouve, de ce qui se transforme en lui et mûrit. Il est le témoin de sa quête humaniste, philosophique et spirituelle, et de cette voie d'amour qu'il explore. Pétrarque meurt en 1374 d'une crise d'apoplexie en laissant le poème des Triomphes inachevé. Son poème est une oeuvre symbolique dans laquelle des personnages défilent sur des chars. Ils sont à l'image des généraux romains faisant une entrée solennelle dans Rome, afin de fêter leurs victoires, suivis de leurs captifs enchaînés. Les vainqueurs de Pétrarque sont des allégories : l'Amour charnel ouvre la marche, suivi de Chasteté, de Mort, de Renommée, de Temps et d'Éternité. Que cherche le poète par cet étonnant cortège ? Une réponse. Ainsi l'artiste, en créant une oeuvre, se transforme-t-il lui-même - et par son entremise, le lecteur. Les figures posent des questions philosophiques, celles qui mûrissent en réalité dans le coeur de l'homme. Le choix du défilé des chars n'est pas fait au hasard. Le mouvement est important, qui passe d'une allégorie à l'autre comme un apprentissage que l'âme fait sur le chemin de la vie. Le passage de chaque nouvelle figure est une marche méditative qui mène de l'amour charnel à l'amour spirituel. Celui qui entreprend la lecture des Triomphes entre donc dans un processus de connaissance de l'âme. Le poème a suscité un engouement sans précédent parmi les artistes. Le vitrail d'Ervy-le-Châtel (Aube) en témoigne de façon exceptionnelle, car il est le seul exemple connu à représenter le texte original dans son intégralité. La verrière se présente comme un jeu de cartes alternant les fonds bleus et rouges avec de grands personnages vus de face associés à des cartouches remplis d'écritures. De longs phylactères amplifient cette présence du texte en flottant tout autour des imposantes silhouettes. Nous ne sommes pas seulement face à une représentation, mais devant une méditation écrite. Cette composition multiforme incite à regarder et à lire la verrière. Pour nous guider, il faut commencer par tourner notre regard vers Jehanne Leclerc, la donatrice de la baie. Elle commande le vitrail des Triomphes en 1502, alors qu'elle vient de perdre son époux. Il faut la voir, dame en peine, lisant le poème de François Pétrarque. À un siècle de distance, Jehanne est sa soeur d'âme. Elle partage le même désir de l'être aimé, le même sentiment d'abandon. Dans la clarté du vitrail, elle cherche un remède qui lui permettra de traverser l'épreuve de son deuil : voir le chemin de l'autre amour, celui qui ne meurt pas. Cette quête d'amour tient tout homme, pourrait-on dire. Et c'est ainsi que la verrière passe les siècles et vient nous rejoindre aujourd'hui en apportant un message spirituel.

    Désirer autrement

     

    Dans le début du poème, Pétrarque reçoit, dans un songe, une vision, « celle d'un jeune enfant cruel » armé de flèches. Sur le vitrail, l'être est nu, couronné de fleurs, avec les yeux bandés. Il représente l'Amour charnel. Un long phylactère est déployé près de sa bouche : « Manifesta autem sunt opera carnis » ; « les oeuvres de la chair sont manifestes » (Paul, Épître aux Galates). Sa couronne de fleurs blanches et jaunes donne une impression printanière d'air doux et d'odeurs sucrées. Leur parfum est enivrant et les deux belles ailes rouges du jeune Cupidon font oublier le combattant qui bande son arc. Il s'apprête à tirer trois flèches, au hasard, car ses yeux bandés ne peuvent discerner leur cible. L'Amour charnel est aveugle. Son bouclier est orné de flammèches rouges, de la couleur du feu qui naît dans la passion. Nombreux sont les captifs. Ils sont amants de tous pays, de toutes langues et Pétrarque ne peut les compter tant ils sont nombreux. Sur le vitrail, les milliers de prisonniers sont symbolisés par quelques personnages dont on aperçoit les têtes sous les roues du char : un pape portant la tiare, un évêque, un jeune paysan, un couple de bourgeois. Sur la gauche, on voit le visage d'un homme écrasé sous une roue et recouvert d'un phylactère : « Spiritu ambulate et desideria carnis non perficietis », « laissez-vous conduire par l'esprit et vous ne suivrez plus les désirs de la chair » (Paul, ibid.). Ce personnage caché est sans doute le poète lui-même, qui a succombé à la passion. Des chaînes relient les roues du char à deux animaux ailés et symboliques. Le bouc, sur la droite, est le signe de la luxure. Au Moyen Âge, il représente l'instinct débridé, la pulsion sans retenue et la consommation de l'autre. Cet amour-là conduit à la mort. Éros annonce Thanatos. L'autre animal est une colombe au plumage rose. Elle symbolise la présence spirituelle. L'oiseau enrichit et complète la figure de l'Éros. Le désir signifiant aussi la force de vie, il n'est pas uniquement négatif. Sur le vitrail, Vénus apparaît portant dans la main une lampe allumée. L'objet fait référence à l'histoire de Psyché qui recherche son amant Cupidon après l'avoir perdu, par sa faute. Sa quête la mène de temple en temple. Ainsi, la passion amoureuse permet d'entrer dans un lieu sacré pour goûter à une autre forme d'amour. Psyché, dans l'histoire mythologique, rejoint son amant en gagnant des ailes. Elle devient immortelle. L'Amour n'est pas seulement un guerrier. Il a des ailes. Elles sont le signe d'une capacité de sublimation des sens. Elles donnent de l'intelligence au désir qui s'élève vers des régions supérieures. L'amour a des ailes et donne des ailes. Dans la mythologie grecque, Éros est fils de Pauvreté. L'enfant cruel est dans le manque. C'est dans ce creux, cet inassouvi que peut naître une autre flamme. « Quelle flamme pour toi, ô mon enfant, est déjà allumée ! », dit l'ami qui guide Pétrarque dans Le Triomphe de l'Amour. Dès le début du récit, s'affirme en filigrane la voie d'une transcendance où il ne s'agit pas d'aimer moins, mais de désirer autrement. L'Amour charnel est le premier pas d'un long chemin. 

    ---

    Vertiges de l'amour

    Dans ce livre somptueux et lumineux, tout concourt à élever l'âme. Il s'agit de contempler la Beauté et de méditer sur l'expérience de l'Amour, en suivant le parcours d'un immense poète, Pétrarque, des affres de l'éros contrarié vers la transfiguration de l'amour, ainsi que le deuil sublimé d'une femme, Jehanne Leclerc, commanditaire du vitrail de l'église Saint-Pierre-ès-Liens à Ervy-le-Châtel. Ce chef-d'oeuvre sacralise, étrangement, une oeuvre profane en l'insérant dans le décor d'une église. Preuve peut-être que pour la Renaissance, il n'existe pas d'infranchissable dichotomie entre le sacré et le profane, l'âme et le corps, l'ici-bas et l'au-delà. De même que la Laure de Pétrarque fut la représentation, sinon l'incarnation, de la beauté de Dieu sur la terre, les formes et les couleurs manifestent dans l'art du vitrail la lumière du Divin. Le poète et les artistes donnent à voir l'invisible. La traduction inspirée de Jean-Yves Masson, les commentaires éclairés de Paule Amblard sur la symbolique des vitraux et les explications détaillées de l'artiste Flavie Vincent-Petit viennent illuminer l'expérience de lecture/vision. Quant aux photographies de Christophe Deschanel, elles permettent de mesurer la vertigineuse profondeur des vitraux comme il serait impossible de le faire « vu d'en-bas ». 
    Leili Anvar

    À lire de Pétrarque

    Canzoniere (Belles Lettres, 2009) 
    L'Ascension du mont Ventoux (Sillage, 2011) 
    Mon secret, dialogue avec saint Augustin (Rivages, 1991)


    4 commentaires
  • MAÎTRE DE SAGESSE

    Hugo pratt. Songes d'une vie dessinée

    L'œuvre du dessinateur italien Hugo Pratt nous entraîne aux confins de la réalité et des songes, où l'on croise des hommes-léopards, des pirates, des fées et des derviches tourneurs. L'auteur, notamment à travers Corto Maltese, y donne vie à son penchant irrépressible pour l'aventure et la liberté, et nous incite à nous ouvrir sur le(s) monde(s).

     

    Pour comprendre qui était réellement Hugo Pratt (1927-1995), peut-être faut-il commencer par regarder à la loupe ses deux personnages phares, Corto Maltese et Raspoutine. L'un est séduisant, romantique, parfois héroïque. L'autre est brutal, cupide et d'une laideur repoussante. Mais tous deux partagent un appétit insatiable de liberté et d'aventures, une incompatibilité radicale avec toutes formes de déterminisme (moral, social, historique, géographique...) et une incapacité inéluctable de s'attacher à quoi (ou à qui) que ce soit. Bien qu'ils s'affrontent souvent, les deux cultivent également une certaine forme d'amitié mutuelle. « Hugo Pratt n'a jamais voulu envoyer un message à travers ses oeuvres, ni défendre un quelconque idéal. Je lui ai déjà posé la question. Pourtant, ces valeurs-là - la liberté, l'amitié - sont omniprésentes », explique au Monde des Religions Michel Pierre, proche du dessinateur italien et co-commissaire de l'exposition « Hugo Pratt, lignes d'horizon », au musée des Confluences, à Lyon (cf À voir). « L'oeuvre de Pratt - et pas seulement Corto Maltese - est un plaidoyer pour la pensée libre, voire libertaire. Pratt aimait ceux qui, au risque de passer pour des renégats, avaient su échapper à leurs propres déterminismes. Il se méfiait des groupes, des communautés : il n'appréciait que les individus »,écrit également Dominique Petitfaux, historien de la bande dessinée et auteur de De l'autre côté de Corto (Casterman, 2012). Ces traits de caractère, Hugo Pratt les a probablement développés dès sa jeunesse. Né en 1927 à Rimini, en Romagne, dans le nord-est de l'Italie, il grandit à Venise, dans un environnement cosmopolite où se côtoient encore des juifs et des partisans de l'Italie fasciste (son grand-père étant d'ailleurs les deux à la fois). Sa généalogie elle-même brise les frontières. « D'un côté, je suis issu de Juifs séfardo-marranes de Tolède convertis au catholicisme, exilés et établis du temps de la papauté en Avignon, comme banquiers de l'Église. La branche paternelle est encore plus complexe avec son mélange de Byzantins, de Turcs, de Vénitiens souffleurs de verre à Murano, mais aussi des jacobites anglais partisans des Stuarts qui ont fui en Méditerranée. Et tous ces gens, un jour, se sont retrouvés à Venise », résumera-t-il en 1986 dans L'Événement du jeudi.

    Les drapeaux de l'amitié

    S'il dit tenir son goût « de la magie » et des voyages d'un oncle marin, sa première vraie aventure lui est imposée. À l'âge de 10 ans, le jeune Ugo Prat (ce n'est qu'en 1945 qu'il anglicisera son nom, probablement en hommage à l'un de ses mentors, le dessinateur Milton Caniff) part avec sa mère rejoindre son père, militaire en Abyssinie (actuelle Éthiopie), colonie italienne de 1936 à 1941. Déjà « hors des clous » et soucieux de nouer du lien social, le futur dessinateur se lie d'amitié avec les Éthiopiens de son âge, et ce malgré son statut de « colonisateur ». « J'avais la nécessité d'avoir des complices, pour jouer. C'est ça, l'amitié. Ce sont les drapeaux de l'amitié, pas du nationalisme », expliquera-t-il plus tard sur France Inter (Hugo Pratt et Corto Maltese - La Marche de l'Histoire, 19 avril 2018). À 13 ans, Hugo Pratt est enrôlé dans la police coloniale italienne. Puis il doit faire face à la guerre (les forces anglaises attaquent l'armée italienne d'Éthiopie en 1941), à la mort de son père, à la captivité, enfin à l'exil, avec un retour forcé, en 1943, dans une Venise encore occupée par l'armée allemande. De ces drames, de cette « proximité avec la mort », il en sortira notamment « une sorte de pudeur, qui le poussera à masquer la réalité avec de la fantaisie », avance l'historien Michel Pierre. Cette « fantaisie », en effet, Hugo Pratt en fera sa marque de fabrique. Ces oeuvres sont emplies de songes, d'aventures aux frontières du réel, mêlant les détails historiques ultra-précis et les inventions les plus totales. Corto Maltese et les autres héros d'Hugo Pratt côtoient aussi des fées, des lutins, des magicien(ne)s, des fantômes et des démons, sans que l'on sache vraiment s'ils sont en train de rêver ou non. « Ce serait bon de vivre une fable », lance le célèbre marin dans l'album Corto Maltese en Sibérie. Ce à quoi Bouche Dorée, la séduisante « magicienne sans âge », répond : « Mais toi, tu vis continuellement dans une fable, et tu ne t'en aperçois plus. Lorsqu'un adulte entre dans le monde des fables, il ne peut plus en sortir. »

    Aux frontières des ésotérismes

    Lire Hugo Pratt devient ainsi un moyen de prendre nos distances avec le réel, pour s'ouvrir à d'autres mondes. Néanmoins, pour construire ses fables, le dessinateur italien puise dans le réel, s'intéressant à tout, mais surtout à ce dans quoi il y a du mystère. Il navigue continuellement au milieu des non-dits de l'histoire, de la littérature, des traditions. « Un jour, on tombe sur un manque ; le document recherché a, par exemple, brûlé au Moyen Âge, et c'est alors que quelqu'un comme moi peut combler ce vide en créant une histoire », confia-t-il. « Il avait une curiosité hors du commun et une capacité de compréhension immédiate. De chaque témoignage, chaque livre, chaque revue, il avait ce talent de déceler une histoire hallucinante », renchérit l'historien Michel Pierre. Dans sa quête, Hugo Pratt est d'ailleurs allé sonder les mystères les plus profonds. Ses oeuvres sont parsemées de références maçonniques, d'allusions à la kabbale juive, aux doctrines gnostiques ou à des rites chamaniques. On y assiste à des controverses entre dominicains et franciscains, on y croise des derviches tourneurs ou des Azeris (une minorité chiite turco-iranienne). « Rarement un auteur de BD s'est autant baladé aux frontières de la métaphysique, de l'ésotérisme, des ésotérismes, et de l'irrationnel. Il intègre ça de la même manière que le rationnel. Du coup, on passe sans cesse d'un monde à l'autre, commente Michel Pierre. C'est aussi un modèle de défense du multiculturalisme. C'est un humaniste, profondément. Lorsqu'il fait dialoguer les franciscains et les dominicains, on voit qu'il s'intéresse à eux. Il n'était pas anticlérical, il s'intéresse aux minorités. Même le guerrier Cush, dans Les Éthiopiques, que l'on peut qualifier d'intégriste musulman, est présenté sous des trais sympathiques [et même comme l'alter ego de Corto Maltese, ndlr]. Hugo Pratt avait un immense respect pour tous les cultes et toutes les consciences. » Reste l'éternelle question : de quelle manière Hugo Pratt se nourrissait-il lui-même de tous ces mystères ? Est-il « caïnite », comme se définit parfois Corto Maltese (voir encadré) ? Jusqu'à sa mort, en 1995, l'auteur italien ne s'exprima presque jamais sur sa propre spiritualité. « Non, je ne crois pas [en Dieu]. Pas le Dieu barbu, non. Je crois en quelque chose, mais je ne crois pas de cette façon », répondait-il mystérieusement en 1987, lors de l'émission Bains de minuit, sur La Cinq. « Je m'arrange »,enchaînait-il alors, interrogé sur la question de savoir si ce n'était pas douloureux de ne pas croire en Dieu.

    « Simplement franc-marin »

    Son seul engagement connu était son appartenance à la franc-maçonnerie. S'il n'en parlait presque jamais, Pratt fut membre pendant vingt ans de la loge Hermès, à Venise. Et cela n'était pas sans importance à ses yeux, comme l'attestent les multiples références maçonniques de ses oeuvres - dans Les Helvétiques, Cortotraverse même une sorte d'initiation. En 1994, Pratt intègre trois pages dans une nouvelle édition de sa BD Fort Wheeling, considérées par certains comme son « testament maçonnique ». Il y défend l'humanisme et le dépassement des clivages culturels, à travers l'initiation maçonnique d'un Indien d'Amérique. Mais il est difficile de limiter Hugo Pratt à cela. « Vous parlez comme un frère, seriez-vous franc-maçon ? », demande-t-on d'ailleurs à Corto Maltese, dans la Fable de Venise. « Non, non !... Je suis simplement franc-marin, je l'espère du moins », rétorque alors Corto Maltese. Une nouvelle manière pour son auteur, peut-être, de ne pas se laisser enfermer dans une réalité figée. Et de garder la possibilité de naviguer à travers d'autres songes. 

    ---

    Corto Maltese, un « Caïnite » ?

    Corto Maltese en dit assez peu sur sa propre spiritualité. Mais il donne, parfois, quelques indices, dont le plus concret est peut-être à lire dans Les Éthiopiques. Qualifié « d'infidèle » par son ami musulman Cush, Corto réplique : « Je ne suis pas un infidèle. Je suis un Beni Kayin. Notre père est Kaïn, fils d'Adamah et Ewa (Adam et Ève). Nous, les Caïnites, recherchons toujours le Paradis Terrestre pour le rendre à notre mère. » Plus tard, Corto rencontrera Samael, un ange déchu issu de la Bible hébraïque, souvent assimilé à Satan. Samael assure alors à Corto qu'il est le descendant « du premier homme qui se rebella contre Dieu par amour d'Ewa, sa mère », ce qui ferait de lui un juste. Ces passages (et d'autres encore, discrètement glissés dans l'oeuvre de Pratt) font référence à la secte des Caïnites, évoquée comme une hérésie par plusieurs auteurs chrétiens des premiers siècles du christianisme. Cette secte (dont l'existence n'est pas totalement avérée) considérait Caïn, meurtrier de son frère Abel et premier opposant à Dieu, comme un modèle, faisant de la révolte contre les injustices le principal moteur de l'humanité et postulant la possibilité de reconquérir le paradis terrestre. Qu'entendait Corto Maltese en s'en revendiquant ? « Je crois que Corto Maltese a sa vie à lui. C'est quelque chose que je respecte. Parfois, c'est comme s'il me demandait "Que vas-tu faire ? Tu vas révéler quelque chose que moi je ne veux pas"», confiera un jour Hugo Pratt. Peut-être avait-il alors en tête cet aspect de la personnalité de son héros.

    À voir

    Hugo Pratt, lignes d'horizons. Exposition jusqu'au 24 mars Musée des Confluences, Lyon www.museedesconfluences.fr.

    À lire

    Corto Maltese Les albums d'Hugo Pratt sont édités chez Casterman. 
    Corto Maltese, Mémoires Michel Pierre (Casterman, 1980) 
    Récit du monde, escale du temps, Corto Maltese, 1904-1925 (L'Histoire, 2013) 
    Mythe et bande dessinée Viviane Alary et Danielle Corrado (Presses universitaires Blaise Pascal, 2007)

    Gaétan Supertino Journaliste passionné par l'étude des faits religieux, il suit une formation à l'Institut européen des sciences des religions (IESR) et à l'École pratique des hautes études (EPHE).


    votre commentaire
  • LE CHOIX DE PAULINE DE PRÉVAL

    Une Saison en enfer

    Trouver un nouveau chemin. Dans le recueil de poèmes de Rimbaud, l'écrivaine Pauline de Préval reconnaît une cassure, une rédemption plusieurs fois éprouvées, ainsi qu'une soif de paradis.

     

    Dans Une Saison au Thoronet, Pauline de Préval écrit : « La liberté qui n'est pas de suivre sa pente mais d'accéder à la partie seigneuriale de soi-même est toujours une conquête, et d'abord une conquête sur soi. » La jeune femme que j'ai devant moi, sur cette terrasse bruyante, l'auteure de ces lignes, donne la sensation d'avoir conquis de haute lutte le droit d'être aujourd'hui libre, affranchie du milieu politique duquel elle avait, il y a quelques années, choisi de divorcer pour un séjour au « désert » : le monastère des soeurs de Bethléem au Thoronet (Var). Elle en revint avec ces Carnets spirituels qui relataient une conversion et la réappropriation d'une vie par le silence. Le récit de ce peintre florentin tragiquement foudroyé dans l'accomplissement de sa gloire qu'elle publie en ce début d'année (L'Or du chemin*), retentit encore de ces épisodes douloureux qu'elle a traversés. Lorsque je lui ai demandé de choisir un livre dans sa bibliothèque idéale, elle a penché vers ce recueil de poèmes en prose publié à Bruxelles en 1873. De sa Saison en enfer, Rimbaud rapporte la conviction qu'il peut retrouver « la clef du festin ancien » et « changer la vie » : un jour, écrit-il, « j'aurais l'or ».

    Votre Saison au Thoronet est-elle une révérence à Rimbaud ?

    Absolument. À partir de l'enfer que nous habitons ou qui nous habite, nous pouvons retrouver un chemin de paradis. Cette idée, qui est comme un fil conducteur dans l'écriture de mes Carnets spirituels et de mon romanest née de ma fréquentation de Rimbaud à l'âge où il avait lui-même écrit sa Saison. Un météore venu d'un monde inconnu me tombe sur la tête. Rimbaud exprime ce que je ressentais alors au plus profond de moi. La Saison raconte la chute d'un paradis originel, le paradis de l'enfance. Une cassure se produit ; d'une grâce d'enfance on tombe, on découvre le monde adulte tel qu'il est, cruel et violent. La Saison, c'est le dégoût et la rage que Rimbaud en ressent en même temps que se fait jour en lui l'espoir de trouver un nouveau chemin. Une rédemption. Ces sentiments que je partageais, il les dit, lui, d'une manière jamais entendue avant lui.

    Le choix de ce texte traduit-il dans votre cas une adolescence particulièrement difficile ?

    La chute du paradis commune à tous les adolescents fut accentuée chez moi par le fait que j'avais dédié ma jeunesse à la musique et que j'ai dû l'abandonner. Toute ma ferveur intérieure était dans mon piano. J'ai pris progressivement conscience que je ne parvenais pas à jouer exactement ce que j'entendais. Je me suis retrouvée face au monde sans les moyens dont je croyais disposer pour le transfigurer. Les jeunes sont relativement puristes sur ce plan. Il est plus facile, à cet âge-là, de se révolter contre Dieu qui semble cautionner la médiocrité, l'injustice, l'horreur, que contre le mal que font les hommes. J'aurais aimé que Dieu ait créé les hommes libres, mais pas libres de faire le mal. Comme Rimbaud, j'ai éprouvé cette rage contre un christianisme tiède, moralisateur. Ne dit-on pas que Dieu vomit les tièdes ? Les jeunes gens aussi. Privée de musique, j'étais condamnée à aller voir les hommes tels qu'ils étaient. Je ne savais pas encore vers quoi me diriger, mais ce que Rimbaud appelle les « nobles ambitions » me faisait deviner avec effroi la réalité de leur mise en oeuvre. J'ai choisi le journalisme par volonté de lucidité. Le monde politique m'a enseigné à quel point les mots étaient vidés de leur sens et prenaient le pas sur l'action. Dans ce même temps où j'étais malmenée, j'ai vécu une expérience de conversion profonde. Quand ma vie a éclaté, j'ai retrouvé Rimbaud. Ma foi, qui était déjà forte, m'a aidée à traverser ces épisodes avec un relatif détachement. Je ne voulais pas utiliser les armes avec lesquelles on avait tenté de me salir, ne pas sombrer dans la dénonciation, être, au contraire, une force de proposition. Montrer ce qu'il y a à aimer plutôt qu'à détester. Profiter de ces événements pour me purifier. On s'en était pris à mon image. J'ai laissé ma dépouille sociale dans un coin et me suis retirée dans un monastère. Il s'agissait de reconquérir le paradis sur l'enfer.

    La reconquête du paradis vous intéressait chez Rimbaud. Mais en premier lieu, puisque vous vous tourniez vers l'écriture, la partition extraordinaire qu'il a laissée.

    Rimbaud a essayé de libérer la présence sacrée qu'il y a dans le verbe. En classe de catéchisme où il excellait, il a entendu qu'au commencement était le Verbe, que le Verbe était Dieu. À travers l'écriture, il a eu cette volonté de se mesurer à Dieu. Pour lui, l'écriture doit changer le monde. Elle est un chemin de salut. Il parle de « changer la vie », expression qu'il emprunte à la Lettre de Paul aux Corinthiens. Sa volonté est de concurrencer les Évangiles. Il fait de l'écriture une mystique. Il se fait le père fondateur d'un Verbe nouveau. Peut-on concurrencer Dieu ? L'entreprise est géniale et désespérée. C'est dans Les Illuminations, vers lesquelles tend la Saison, qu'on voit Rimbaud se livrer à cette entreprise insensée. Les images s'y répondent les unes aux autres comme des étincelles qui embrasent les cinq sens et le sens tout entier. Il y a là de quoi devenir fou. Il récapitule vingt siècles de poésie en proposant ce que nous percevons comme le sommet de l'expérience poétique. En même temps, il se rend compte que son verbe n'apporte pas une nouvelle Révélation, ne change pas le monde. Ce constat amène la fin de son expérience mystique.

    Cette désillusion, c'est la vôtre quittant le milieu politique, c'est celle de ce peintre florentin, le héros de L'Or du chemin.

    C'est à travers différents séjours à Florence que j'ai eu l'idée de ce personnage. C'est le roman d'une transformation. J'ai surmonté mes doutes à mesure que je les faisais surmonter à mon héros. Le peintre dans l'épreuve se transforme, tout comme l'auteur qui écrit le récit de cette transformation. Avant de présenter une vision transfigurée du monde, lui dit son maître Starnina, il faut s'être soi-même transfiguré. L'écriture permet cela. J'ai choisi un peintre parce qu'au-delà du monde de la Renaissance où je voulais faire entrer mon lecteur, chacun est amené à être l'artiste de lui-même.

    Peintre exceptionnellement doué, promis à la louange, Giovanni est arrêté dans son génial élan...

    Giovanni a le démon du bien. Il veut rendre l'homme meilleur, rapprocher Dieu de lui. Soit Dieu est capable d'intervenir sur Terre, soit il mérite d'être congédié. Il le provoque pour voir ce qu'il a dans le ventre. Il va faire, là aussi, l'expérience que son art ne réussit pas à ressusciter sa bien aimée qu'il vient de perdre, ne change pas la vie des êtres qui posent ses yeux sur lui. Ce désenchantement m'a conduit personnellement à un dépouillement auquel Rimbaud n'a pas consenti. « Si Dieu m'accordait le calme céleste, aérien, la prière - comme les anciens saints. - Les Saints ! des forts ! les anachorètes, des artistes comme il n'en faut plus ! » Il a la tentation de la sainteté. S'il avait lu les Pères du désert qu'on n'avait pas encore édités, sa vie aurait été changée. Rimbaud s'est trompé : l'art ne permettra jamais le salut. Par contre, il éveille en nous la soif du salut. L'art donne une soif inextinguible de paradis. 

    ---

    En quelques dates

    1998-2007 | Journaliste culture et politique à LCI 
    2007-2013 | Responsable éditoriale de la chaîne Histoire 
    2012 | Jeanne d'Arc. La sainteté casquée (Seuil) 
    2013 | Retraite chez les soeurs de Bethléem au Thoronet 
    2015 | Une Saison au Thoronet. Carnets spirituels (Points Sagesse, Seuil) 
    2019* | L'Or du chemin (roman, Albin Michel)

    La beauté amère

    « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient. Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée. Je me suis armé contre la justice. Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié ! »

    Une Saison en enfer , Arthur Rimbaud, 1873. 


    votre commentaire
  • Thomas More, l'inventeur de l'utopie

    En imaginant l’Utopie, contrée mêlant normes égalitaristes et idéaux chrétiens, Thomas More s’attaque à la monarchie anglaise du 16e siècle. Et crée simultanément un nouvel outil politique pour réformer l’Europe capitaliste.

    On le trouve cité aussi bien parmi les saints de l’Église catholique qu’aux côtés des précurseurs du marxisme et dans les dernières parutions littéraires du moment. Thomas More a beau avoir écrit L’Utopie. Traité de la meilleure forme de gouvernement en 1516, son œuvre irrigue les réflexions du monde moderne. En témoignent deux ouvrages-manifestes, parus fin 2017, qui prolongent sa réflexion : Utopies réalistes, de l’historien néerlandais Rutger Bregman. Puis Utopies réelles, du sociologue américain Erik Olin Wright. Réactualisons l’utopie comme alternative au capitalisme, encouragent-ils, sous forme d’expérimentations locales comme le revenu universel, l’autogestion municipale ou les logiciels libres. Du diplomate chrétien du 16e siècle, ils conservent une idée centrale : l’utopie n’est pas une rêverie chimérique, mais un outil de transformation sociale.

    Le droit et le débat

    Chez les More, le prestige social est une affaire sérieuse. Issu d’une famille de boulanger, le père de Thomas, devenu magistrat, inscrit son fils dans la plus prestigieuse école de Londres. À 12 ans, More est fait page, ce statut de jeune serviteur pour hommes de pouvoir. On l’envoie chez le cardinal Morton, archevêque et chancelier du royaume. Dîners animés, joutes politiques…, l’enfant se fond dans l’effervescence intellectuelle de la maison. C’est là, selon ses biographes, que germe son sens du débat, mis en scène dans le premier livre de L’Utopie. Son éducation se poursuit à Oxford, en pleine Renaissance. L’âge est au « new learning » ; les élites européennes complètent l’étude des lettres par celle des mathématiques et de l’astronomie, tout en revenant aux écrits de l’Antiquité, en grec. Cet engouement pour les Anciens met Platon et sa République sur le chevet du jeune étudiant. Dans le célèbre ouvrage, sous forme de dialogue philosophique, More découvre la cité idéale du philosophe. Tempérance et justice y règnent en mots d’ordre, pour conjurer la tyrannie des chefs. L’œuvre est considérée comme l’inspiration principale de l’utopie.

    More est tiré de son érudition par son père, qui l’envoie dans une institution de juristes. Par devoir, Thomas obéit. Mais par passion, la nuit, il apprend la Bible, le grec et compose des poèmes. Il découvre Jean Pic de la Mirandole, humaniste italien, sujet de ses premiers écrits. Privé d’argent par son père en guise de punition, il séjourne chez les moines chartreux et envisage d’entrer dans les ordres. Signe de son extrême piété : il porte le cilice, chemise rugueuse faite pour se mortifier. La partition se déroule finalement comme prévu par le patriarche. Devenu brillant avocat, More est élu à la Chambre des représentants, se marie et fonde une famille. Son foyer, dans la campagne londonienne de Chelsea, est décrit comme « ardent de savoir ». Il y délivre une éducation égalitaire à ses enfants – garçons et filles – tous érudits. Un quotidien d’homme public et de père exemplaire. Mais pas révérencieux pour autant. En 1509, More refuse de voter une colossale augmentation des taxes demandée par Henri VII sans justification. Par sa verve, le jeune député – sans barbe, note-t-on – convainc la Chambre. Elle n’accorde même pas la moitié du montant demandé par le souverain. Frôlant la prison, More exprime sa première critique raisonnée du pouvoir et de la tyrannie. Plus proche d’Henri VIII, le successeur d’Henri VII, More lui adresse une « Ode au couronnement » teintée de mise en garde (1). L’incitant à diminuer les impôts, à abandonner les jugements arbitraires et à répartir les richesses, il annonce les idéaux de l’utopie.

    Réveiller les princes

    En 1515, Henri VIII envoie More en mission diplomatique à Bruges. Pendant six mois, il baigne dans les négociations princières. C’est là qu’il rédige L’Utopie. L’idée vient d’un défi fixé quelques années plus tôt avec son ami et confrère humaniste Érasme. Le philosophe de Rotterdam vient de publier Éloge de la folie, en 1511. Dans ce manifeste teinté d’humour, Érasme décrit un peuple de fous, la cité d’Abraxas, censée moquer l’Église et ses frasques. « À toi d’écrire la suite », encourage-t-il Thomas. Sous forme de texte miroir faisant l’éloge de la raison, cette fois ; un « Traité de la meilleure forme de gouvernement ». Ce sera justement le sous-titre de L’Utopie.

    Car selon les deux humanistes, l’époque se prête à la critique. L’Angleterre, au premier chef, et ses rois tyranniques, comme Richard III, prédécesseur d’Henri VII, dont More dresse un portrait nauséabond dans L’Histoire du roi Richard III (1513-1518). Il s’en prend aussi aux enclosures. Ce modèle de propriété privée, mis en place par les seigneurs met fin à la gestion coopérative des champs. Pour More, la décision marque l’avènement de l’égoïsme et la fin des solidarités ancestrales. Par ailleurs, l’Angleterre renoue à ce moment-là avec ses tendances belliqueuses. Lorsque More arrive à Bruges, voilà trois ans qu’elle est en guerre contre la France. Henri VIII vient aussi d’annexer Tournai, ville forte des Flandres, et tente de briser les noces de son roi. Ces manigances déçoivent More. En même temps, un vent nouveau, celui des grandes découvertes, souffle sur l’élite européenne et bouleverse ses représentations du monde. En 1507, le navigateur florentin Amerigo Vespucci comprend que la terre découverte par Christophe Colomb est en fait un nouveau continent : l’Amérique. Dans ce lointain pays, tous les possibles sont imaginables. Le Vieux Monde contre le Nouveau. Selon Norbert Elias (2), L’Utopie naît de ce contexte. Les allégeances féodales et les solidarités traditionnelles s’éclipsent au profit d’États quadrillés.

    L’ouvrage est composé de deux parties. C’est dans le livre I que More présente – subrepticement – sa visée politique : critiquer sa patrie au miroir d’une société idéale. Il y décrit le débat animé auquel un groupe d’amis se livre sur un banc de jardin. Se font face More lui-même, Pierre Gilles (futur éditeur de L’Utopie), et, personnage fictif (mais l’auteur laisse planer le doute), un certain Raphaël Hythlodée, navigateur tout juste revenu d’une expédition dans de lointaines contrées. Au menu : critique de la guerre, des inégalités, des lois répressives, et de la sottise de certains clercs. Autant de réalités que R. Hythlodée compare aux sociétés qu’il vient de découvrir, où l’on partage la richesse et le pouvoir. Fascinés, ses deux auditeurs l’interpellent : pourquoi ne pas user de ces connaissances pour conseiller les princes ? Raphaël refuse. « Il ne faut pas prendre les princes frontalement, argue-t-il, il faut les prendre de biais. » Ici apparaît la clef de lecture de L’Utopie. L’ouvrage, révèle More dans la bouche de R. Hythlodée, ne décrit pas ce que serait un monde parfait. L’Utopie est une ruse littéraire à visée politique. Une fiction sympathique faite, sans se présenter comme telle, pour secouer la conscience des princes.

    Une République heureuse

    Dans le livre II, R. Hythlodée présente la République « heureuse et perdurable », où il dit avoir passé cinq ans : l’Utopie. Là-bas, la société repose sur la « vie en commun ». Les Utopiens s’y plient naturellement, sans avoir besoin de nombreuses lois. Ils dînent tous ensemble, donnent la parole aux anciens et aux jeunes pendant le repas pour écouter leurs points de vue et cherchent l’amitié avec les autres peuples. Les chefs ne peuvent être tyranniques : ils sont élus par le peuple et ne jouissent d’aucun privilège. La guerre, longuement abordée dans l’ouvrage, est bannie, comme pour moquer les décisions des nations européennes. Pour se défendre, les Utopiens « refusent simplement de commercer avec leur ennemi ». Ils misent sur « la force d’esprit et la subtilité ». Un éloge de la ruse à laquelle fera écho Le Prince (1532) de Machiavel, avec d’autres arguments.

    Pour que cette vie collective fonctionne, les ressources sont partagées. Il faut « abolir les fraudes », « diminuer la pauvreté » et cultiver la vertu du travail, en n’étant jamais oisif. Les Utopiens changent de maison tous les dix ans par tirage au sort, alternent année de labeur au champ et à la ville, travaillent tous six heures par jour, reçoivent les mêmes vêtements et n’ont pas de monnaie. L’absence d’argent et de propriété privée garantit la paix sociale. Ici, More ne prêche pas l’abolition des logiques marchandes. Il use simplement de l’idée pour critiquer sa société précapitaliste. « Quand je pense à toutes ces Républiques qu’on dit aujourd’hui (…) florissantes et opulentes, je n’y vois rien d’autre, dit le narrateur, (…) qu’une sorte de conspiration des riches qui, sous couleur d’être assemblés pour régir le bien public, pensent seulement à leur profit privé. » À l’inverse, les Utopiens se contentent du nécessaire. Ils ne se distinguent par aucun bijou ou autre apparat inutile. Pas même les princes. Lorsque les Utopiens voient les ambassadeurs étrangers parés de perles, de « crêtes » et de « triomphants vêtements », ils ne peuvent s’empêcher d’en rire, conte Raphaël.

    Dernier élément de stabilité : la recherche de félicité. Les Utopiens se régalent d’une « volupté honnête », les plaisirs simples et non nocifs de la vie : manger, boire, s’unir avec mari ou femme, s’éduquer, jardiner et « contempler la beauté du monde par les odeurs ». Chaque dîner est agrémenté de musique et de desserts ou de tisane à la réglisse « cuite avec du miel ». Point de tavernes, de bordels, de jeux de hasard et d’adultères cependant. Le principe de tempérance est au cœur de la société de More. Côté mœurs, il reconnaît la fin de vie volontaire en cas de maladie, préconise aux amants de se montrer nus avant le mariage (pour être sûrs de leur choix), imagine des prêtres femmes et déconseille de manger trop d’animaux, pour « ne pas perdre pitié et clémence, la plus humaine affection de notre nature ».

    Humanisme chrétien

    Aspect fondamental de l’harmonie utopienne : la religion. Au cœur du dernier chapitre, elle symbolise le purisme profondément tolérant de More. « Les uns adorent le Soleil, écrit-il, les autres, la Lune… et les autres quelque autre planète en guise de Dieu. » Toutes les croyances sont acceptées. Seul l’athéisme est condamné. Mais, prévient-il, « la plupart, les plus sages, croient en une chose commune qu’ils appellent Père ». Connue, également, sous le nom de Mythra, cette figure divine peut prendre n’importe quelle forme dans l’esprit du croyant. Elle n’est représentée nulle part, pour n’imposer d’image à personne. Derrière cette apparente libéralité, More en fait un double du Christ. Le narrateur raconte que nombre d’Utopiens se sont convertis spontanément au christianisme tant leur philosophie est « proche de celle de Jésus et ses apôtres ». Mais attention. Lorsque l’un d’eux blâme les autres cultes, il est envoyé en exil pour ne pas troubler l’harmonie.

    Pour Isabelle Bore, auteur de la thèse « Vérité et liberté chez sir Thomas More », le message de L’Utopie consiste à « démontrer comment s’approcher de l’idéal chrétien par l’usage de la raison ». Idéal qu’il interprète comme miséricordieux et progressiste. S’il critique la cupidité et l’oisiveté, More accepte les défauts humains. Il montre comment les surpasser par la spiritualité. Et ce, non pas par dogmatisme, mais par conviction. C’est ce qui fait de More, selon André Prévost (3), son traducteur en français, une figure de l’humanisme chrétien. Outre L’Utopie, A. Prévost voit dans le Dialogue du réconfort dans les tribulations (1534), l’une des dernières œuvres de More, une synthèse entre stoïcisme et christianisme. Dans cet ouvrage, écrit alors qu’il est en prison, More imagine un dialogue entre un homme hongrois et son neveu, alors que Budapest menace d’être envahie par les Turcs. Il fait l’éloge des épreuves de la vie, comparées à la passion de Jésus. Il s’agit de recourir à la philosophie pour combattre la souffrance – stoïcisme – tout en s’élevant spirituellement par la foi – christianisme.

    Tenace jusqu’à la mort et le succès posthume

    Cet idéal, More l’a décliné en lutte politique. Jusqu’à finir décapité. Lorsqu’en 1517, le théologien germanique Martin Luther remet en cause le pape dans ses 95 thèses – la Réforme – More se fait défenseur virulent de l’Église. À ses yeux, Luther est une menace contre l’unité chrétienne. Plutôt que réformer l’institution, pilier de spiritualité en Europe, More plaide pour réformer les âmes. Et pourquoi abandonner les saints ? Thomas interprète le message de Luther comme une condamnation des valeurs humaines. C’est pourquoi il publie, sous pseudonyme, une Réponse à Luther en 1522, suivi d’une succession de livres adressés à son jeune disciple William Tyndale. L’Église, argue-t-il, en dépit de ses abus, permet de cultiver une sagesse qui, sans elle, se serait perdue. More va jusqu’à la défendre face au roi. En 1530, Henri VIII cherche à divorcer – chose bannie – pour épouser sa maîtresse. Pour passer outre l’interdiction du pape, il souhaite affirmer sa suprématie sur l’Église d’Angleterre. Sur ce dossier, l’avis de More, nommé chevalier puis, un an plus tôt, chancelier, est symboliquement crucial. Or, l’humaniste désapprouve. Plus puriste que jamais – il s’est lancé dans une chasse aux hérétiques et enchaîne les décrets d’exécution –, il démissionne. Lorsque le roi demande aux sujets masculins de voter sa réforme, More offre de signer le corps de texte, mais sans le préambule, dans lequel le pape est considéré comme un simple évêque. On l’emprisonne à la tour de Londres en 1534. C’est là qu’il rédige le Dialogue. Maintes occasions de changer d’avis lui sont offertes, mais More reste silencieux. Il meurt sur l’échafaud en 1535. Le jour de la saint Thomas, conformément à son ultime volonté.

    Dans son immédiate postérité, l’œuvre de More est un succès. Quatre ans après sa parution, huit éditions de L’Utopie sont déjà imprimées, dans six villes. Un « évènement international », souligne A. Prévost. Le modèle devient un genre littéraire. Il est repris par l’humaniste français François Rabelais dans Gargantua (1534), sous la forme de l’abbaye de Thélème. Un vaste château sans lois, où hommes et femmes vivent selon l’idéal évangélique. Le terme apparaît dans le dictionnaire en 1611. Puis le genre se décline sous de multiples formes, atteignant son paroxysme avec les utopies socialistes du 19e siècle. Plus tard, la pensée utopique perd son ambition universelle. Elle devient locale. En 1976, le philosophe marxiste Ernst Bloch formule l’idée d’« utopie concrète » dans Le Principe d’Espérance. L’idée consiste à explorer « les possibilités objectives du réel » en mettant en œuvre des microexpériences. On retrouve l’idée au cœur des livres de R. Bregman et d’E. Wright, ainsi que de nombreuses démarches militantes (pensons au documentaire Demain, de Cyril Dion et Mélanie Laurent, aux zad, au « zéro-déchet » ou aux « slow cities »).

    Des idées perçues comme des avant-gardes socialistes

    Cette longue lignée se double d’un héritage pour le moins… éclectique. Fait « saint patron des parlementaires et des gouvernants » par Jean-Paul II en 2000, More figure aussi sur un obélisque à la gloire des pères communistes, dans les jardins du Kremlin, aux côtés de Karl Marx et Joseph Proudhon. Côté pile, certains interprètes, comme l’universitaire anglais Raymond Wilson Chambers (4), ont vu en More le défenseur d’un christianisme médiéval et des solidarités traditionnelles. Son amour de la philosophie grecque, sa carrière de juriste et son souci des grâces intérieures le rapprochent, selon cette conception, de saint Augustin. Mais il faut quatre siècles à l’Église pour le canoniser, en raison de l’ambiguïté de son message. Car côté face, les inventions politiques de L’Utopie – l’absence de propriété privée, le revenu universel, la glorification du travail… – ont été perçues comme des avant-gardes socialistes. Les néobabouvistes en particulier, héritiers du révolutionnaire Gracchus Babeuf, se réclamaient de Platon, de Jésus et de More (5). Un triptyque qui aurait fait sourire, à son habitude, l’auteur de L’Utopie

    Érasme et Thomas, un lien fusionnel

    « Je l’aime si passionnément que, s’il m’ordonnait de danser (…), je m’exécuterais sans rechigner. » « Nous n’avions qu’une seule âme pour deux. » La ferveur des sentiments d’Érasme pour Thomas More est claire. Présentés en 1499, les deux hommes bâtissent une amitié indéfectible. Celle-ci naît de leur passion commune pour le grec et le latin. Ensemble, ils entament la traduction de philosophes grecs, comme Lucien. Tous deux profondément croyants, ils partagent les valeurs chrétiennes tout en critiquant le dogmatisme, en dignes humanistes.

    Érasme fait part d’une admiration profonde pour son ami, de dix ans son cadet. En 1505, frappé d’un lumbago, il séjourne plusieurs mois dans la demeure More, en proche campagne londonienne. C’est là qu’il rédige Éloge de la folie (1511). Le titre latin – Enconum Moriae – est un hommage direct à More. « J’ai pensé d’abord à ton propre nom de Morus, écrit Érasme, lequel est aussi voisin de la folie (moria) que ta personne est éloignée d’elle. » Érasme rédige aussi le seul portrait précis de More, « pas plus facile à exécuter que celui d’Alexandre le Grand ou d’Achille », estime-t-il. Il le décrit comme petit, une épaule plus haute que l’autre, avec un teint vif et un « corps parfaitement proportionné ». Vêtu d’habits simples, toujours drôle, souriant et doué du « don merveilleux de se glisser dans la peau de chacun ». Leur lien est si fort que certains historiens y voient une relation amoureuse secrète.

    À lire…
    • « Facétie et humour chez Érasme et chez More. Discussion »
    Charles Bené, Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, n° 7, 1977.
    • Thomas More
    Marie-Claire Phélippeau, Gallimard, coll. « Folio », 2016.

    Petit guide de lecture morienne

    L’écriture de Thomas More est un jeu de piste tactique, où presque chaque information porte un double sens. Voici les clefs pour résoudre sa grande énigme sémantique.

    ▪ Anydre : rivière la plus importante du royaume d’Utopie, son nom signifie « le fleuve sans eau ». Comme l’île, sous-entend Thomas More, elle n’est donc pas réelle.

    ▪ Amaurote : capitale d’Utopia, il s’agit du « village qui n’existe pas », selon la traduction grecque. Là encore, suggère l’auteur, ce lieu n’a pas de substance.

    ▪ Géographie de l’île : Utopia est composée de 54 villes. Soit le nombre de comtés en Angleterre à l’époque, si l’on y ajoute la ville de Londres. Les deux pays sont aussi des îles. Pas de doute, More cherche donc à évoquer (et critiquer) sa patrie. Dans le registre artistique, l’une des premières cartes de l’Utopie (6) la représente en forme de crâne. Une manière d’avertir le lecteur – à la manière des vanités – que derrière l’idéal utopien, se cache la misère du réel que dénonce l’auteur.

    ▪ Mythra : divinité des Utopiens, Mythra renvoie aussi, selon l’historien de l’art François Fièvre (7), à Mithra, figure sacrée en Perse, apparue au 2e siècle. Comme Jésus, elle serait née un 25 décembre. « Il semblerait que le culte de Mythra ait beaucoup inspiré les premiers chrétiens dans leurs rituels et leur symbolique », en déduit F. Fièvre. D’où sa réutilisation par More, tout aussi attaché à la diversité religieuse qu’aux valeurs chrétiennes.

    ▪ Raphaël Hythlodée : personnage principal de l’Utopie, il porte le prénom d’un l’archange chrétien. Celui qui redonne la vue à Tobie, figure de l’Ancien Testament, devenu aveugle. Son nom de famille, lui, signifie en grec « le diseur de bêtises ». Comme le résume le philosophe Miguel Abensour (8), Hythlodée est donc un « conteur de sornettes dont les paroles guérissent de la cécité ». Traduire : l’île qu’il décrit, l’Utopie, n’est qu’un mensonge, mais il permet aux lecteurs et aux princes de mieux voir la réalité. Autre symbole : l’un des bateaux de Vasco de Gama, l’explorateur portugais qui a découvert les Indes, s’appelait le « Saint-Raphaël ».

    ▪ Utopie : « Le lieu où tout est bien » et « le lieu qui n’existe pas ». Tels sont les deux sens grecs d’eu-topia et ou-topia, à l’origine du mot « utopie ». Beaucoup oublient néanmoins les racines du terme. Au départ, More pensait intituler son ouvrage « nus-quama », c’est-à-dire « le lieu de nulle part ». Puis « ude-topia », soit « le temps de nulle part »

    Les trois âges de l’utopie

    1 - L’utopie politique. Développée directement dans le sillage de Thomas More et approfondie au siècle des Lumières, le modèle de l’utopie politique cherche à dessiner des sociétés justes, régies par un ordre politique pacifique et harmonieux. La Cité du Soleil (1602) de Tommaso Campanella ou Supplément au voyage de Bougainville (1773) de Denis Diderot en sont les figures de proue.

    2 - L’utopie industrialiste et sociale. La Révolution française a ouvert des possibles en matière d’organisation politique. Elle inspire aux socialistes des modèles d’utopies concrètes, comme l’Icarie (1840), idéal chrétien égalitariste inventé par Étienne Cabet ou le « phalanstère » de Charles Fourier, bâtiment optimisant la vie collective.

    3 - L’utopie écologique. Depuis la fin du 19e siècle, le monde a été entièrement cartographié, coupant court aux fantasmes d’autres sociétés. C’est donc la science-fiction qui a pris le relais, évaluant les enjeux contemporains dans des ailleurs futuristes. Systèmes autosuffisants, verdoyants et technologiques…, l’écologie en est le terrain le plus fertile. Avec des auteurs comme Pierre Kropotkine (La Conquête du Pain, 1892) ou René Barjavel (Ravage, 1943).

    À lire…
    • Utopies et utopistes
    Thierry Paquot, La Découverte, 2018.

    NOTES

    1.

    Marie-Claire Phélippeau, Thomas More, Gallimard, 2016.

     

    2.

    Norbert Elias, L’Utopie (1980-1987), La Découverte, 2014.

     

    3.

    André Prévost, Thomas More et la crise de la pensée européenne, Mame, 1969.

     

    4.

    Raymond Wilson Chambers, Thomas More, 1926.

     

    5.

    Yolène Dilas-Rocherieux, L’Utopie ou la mémoire du futur. De Thomas More à Lénine, le rêve éternel d’une autre société, Robert Laffont, 2000.

     

    6.

    Thierry Martens, Utopiae Insulae Figura, 1516, The New York Public Library.

     

    7.

    François Fièvre, Le Dieu des utopiens, IconoConte, 2007.

     

    8.

    Miguel Abensour, émission « Une vie, une œuvre. Thomas More », France Culture, 9 octobre 2006


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique