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  • Etre humain ou être sage ? Aimer ou être sage ? Une réflexion de G.Orwell

     

    « Etre humain consiste essentiellement à ne pas rechercher la perfection, à être parfois prêt à commettre des péchés par loyauté, à ne pas pousser l'ascétisme jusqu'au bout où il rendrait les relations amicales impossibles, et à accepter finalement d'être vaincu et brisé par la vie, ce qui est le prix inévtiable de l'amour que l'on porte à d'autres individus. Sans doute l'alcool, le tabac et le reste sont-ils des choses dont un saint doit se garder, mais la sainteté est aussi quelque chose dont les être humains doivent se garder. […] Dans cette époque qui regorge de yogis, on suppose trop facilement que le « non-attachement » est non seulement préférable à une pleine acceptation de la vie terrestre, mais que l'homme ordinaire ne rejette ce principe que parce qu'il est trop exigeant : en d'autres termes, parce que l'être humain moyen est un saint raté. C'est vraisemblablement faux. Beaucoup de gens ne souhaitent pas sincèrement être des saints – et il est probable que plusieurs de ceux qui attaignent ou aspirent à atteindre la sainteté n'ont jamais ressenti vraiment la tentation d'être des êtres humains. Si l'on pouvait le suivre jusqu'à ses racines psychologiques, on trouverait, je crois, que le principal motif du non-attachement est le désir d'échapper à la douleur de vivre, et surtout à l'amour, qui, sexuel ou non sexuel, est une tâche difficile. Mais il n'est pas nécessaire ici de se demander lequel de l'idéal d'un autre monde ou de l'idéal humaniste est « supérieur ». Le fait est qu'ils sont incompatibles. Il faut choisir entre Dieu et l'Homme, et tous les « radicaux » et « progressistes », du plus doux des libéraux au plus extrême anarchiste, ont choisi l'Homme. »

     

    G.Orwell, « Reflection on Gandhi » (1949), In Partisan Review.

    Extrait du Hors série de Philosophie Magazine N°48, consacré à G.Orwell.

    Aimer ou être sage? Une réflexion de George Orwell


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  • Un conte japonais : le cadeau d'insulte

    Où l'insulte, au lieu d'atteindre sa cible, revient percuter son émetteur.

     

    « Près de Tokyo vivait un grand samouraï, déjà âgé, qui se consacrait désormais à enseigner le bouddhisme Zen aux jeunes. Malgré son âge, on murmurait qu'il était encore capable d'affronter n'importe quel adversaire.

    Un jour arriva un guerrier réputé pour son manque total de scrupules. Il était célèbre pour sa technique de provocation : il attendait que son adversaire fasse le premier mouvement et, doué d'une intelligence rare pour profiter des erreurs commises, il contre-attaquait avec la rapidité de l'éclair.

    Ce jeune et impatient guerrier n'avait jamais perdu un combat. Comme il connaissait la réputation du samouraï, il était venu pour le vaincre et accroitre sa gloire. Tous les étudiants étaient opposés à cette idée, mais le vieux Maitre accepta le défi. Ils se réunirent tous sur une place de la ville et le jeune guerrier commença à insulter le vieux Maitre. Il lui lança des pierres, lui cracha au visage, cria toutes les offenses connues – y compris à ses ancêtres.

    Pendant des heures, il fit tout pour le provoquer, mais le vieux resta impassible. A la tombée de la nuit, épuisé et humilié, l'impétueux guerrier se retira. Dépités d'avoir vu le Maitre accepter autant d'insultes et de provocations, les élèves questionnèrent le Maitre : « Comment avez-vous pu supporter une telle indignité ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas servi de votre épée, même sachant que vous alliez perdre le combat, au lieu d'exhiber votre lâcheté devant nous tous ?

    -Si quelqu'un vous tend un cadeau et que vous ne l'acceptez pas, à qui appartient le cadeau ? demanda le samouraï.

    -A celui qui a essayé de le donner, répondit un des disciples.

    -Cela vaut aussi pour l'envie, la rage et les insultes, dit le Maitre. Lorsqu'elles ne sont pas acceptées , elles appartiennent toujours à celui qui les porte dans son cœur. »

    Cité in J-C Seznec, L.Carouana, Savoir se taire, savoir parler, Inter Editions, 2017.

     

    L'éclairage d'Alexis Lavis

    Cet épisode qui confine à la légende s'inspire sans doute en partie d'un passage célèbre du Soutra en 42 sections, premier texte bouddhique traduit en chinois, et qui dit : « Celui qui garde l'ampleur du cœur ouvert est comme le ciel. Rien ne l'offense. Celui qui cherche à nuire se nuit lui-même, il demeure seul avec l'écho de ses insultes. » C'est là l'aspect moral de ce conte qui reprend au fond cette maxime consistant à dire qu'il ne faut pas rendre l'insulte par l'insulte car cette dernière n'engage, véritablement, que celui qui l'émet. Toutefois, cette histoire de samouraï semble en dire davantage encore. Elle se déroule en effet durant un combat où chacun des adversaires se voit évidemment engagé. Les insultes du plus jeune combattant n'ont pas seulement pour but de déshonorer le plus âgé, mais de provoquer chez lui l'intention d'attaquer. C'est cette intention qui est la clé du combat, car c'est elle qui va décider de son issue. Ayant su demeurer le cœur aussi vacant qu'un ciel sans nuage, le vieux samouraï, à qui on ne le fait décidément pas, demeure une énigme pour son adversaire. Il n'offre aucune prise qui puisse permettre de lire la logique de son comportement et d'anticiper ses réactions. Rien n'est plus redoutable que l'inconnu où rien ne se décide, parce qu'il nous pousse à devoir décider sans savoir, c'est-à-dire à se confier à l'arbitraire. Or cela, dans un combat à mort, revient à prendre un risque tel que seul un fou s'y engagerait ; et le jeune samouraï, aussi effronté soit-il, ne l'était manifestement pas !


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  • Savinien,la racine du nez

    Comme le personnage qu'il a inspiré, Savinien Cyrano de Bergerac fut poète, militaire, bretteur, homme de franc-parler tout autant que de libre-pensée. Edmond Rostand a toutefois pris bien des libertés avec sa biographie, puisque le vrai Cyrano avait des penchants homosexuels.

    savinien Cyrano de Bergerac, qui ne fut certes pas cadet de Gascogne, mais combattit tout de même chez les mousquetaires de Carbon de Casteljaloux, avec son ami Henry Le Bret, entre 1639 et 1640, demeure avant tout un écrivain insolite, libre-penseur regimbant, intrépide de moeurs, de pensée et d'oeuvre, irréductible aux modèles, aux normes et aux encasernements. Intraitable à l'épée comme à la plume... C'est le même Le Bret qui nous fournit l'essentiel des éléments biographiques sur le mystérieux Cyrano : devenu chanoine à Montauban, l'ancien compagnon d'armes fait paraître Histoire comique des États et Empires de la Lune, le récit de son ami Savinien, deux ans après la mort de celui-ci - récit qu'il introduit d'une préface biographique.

    Savinien était né à Paris en 1619, dans une famille de la bourgeoisie d'Île-de-France en voie d'anoblissement, d'où lui viendra le titre de Bergerac (dans la vallée de Chevreuse), qui ennoblit le patronyme roturier de Cyrano et n'a rien à voir avec la Gascogne. Il est mort à Sannois en 1655 dans des circonstances assez mystérieuses, violentes peut-être, en tout cas prématurément, à 36 ans, et selon certains après conversion, ce qui semble tout aussi légendaire que le reste. Cette conversion prétendue aurait été l'oeuvre de Madeleine Robineau, sa cousine du côté maternel, veuve du baron Christophe de Neuvillette, tué au siège d'Arras (1640 (1)), où Cyrano fut également blessé. L'imagination de Rostand a fait le reste, que l'on connaît. Ce que l'on peut deviner d'un peu plus sûr, c'est que, masqué et audacieux, joyeux et sérieux, allusif et polémique, le vrai Cyrano a partagé sa courte vie entre l'héroïsme bretteur de la fin du règne de Richelieu et l'insolence frondeuse de la Régence qui s'ensuivit. Par anachronisme, on pourrait parler de lui comme d'un homme et d'un écrivain régence - mais au sens de celle d'Anne d'Autriche et de Mazarin (1643-1661). Et cette régence-là fut frondeuse et héroïque, à son image...

    PASSAGE À TABAC

    Revenu des armées en 1640, le jeune homme (il n'a que 21 ans) prend ses quartiers de culture et de civilité dans un Paris animé de cercles et de coteries, partagé entre préciosité et gaillardise. Il entre en rhétorique au collège de Lisieux et passe contrat avec un maître d'armes et un maître à danser : le militaire a dégrossi en lui le bourgeois, qui fait désormais le gentilhomme. Ce qui ne l'empêche pas de mener la vie d'étudiant tapageur, amateur de modes et de bagarres : une rixe avec un collégien de Montaigu passé à tabac lui vaut même une plainte en justice que ses parents apaiseront de leurs deniers. Encore mineur au regard des lois d'alors et pourtant ancien soldat et volontiers duelliste, Cyrano se constitue un cercle d'amis, comme lui rebelles, hétérodoxes de moeurs et de pensée, dont les noms rayonnent de la gloire du libertinage du moment. Il semble avoir été le « protégé » de son aîné poète, d'Assoucy, qui conta sa propre vie sous le titre significatif d'Avantures, et le « protecteur » de son cadet Chapelle, élève du philosophe libertin Gassendi et futur ami de Molière. Lesdites « protections » sont ardentes, car il s'agit aussi d'un triangle homosexuel (lire ci-contre). Nous voici loin des amours légendaires pour la cousine Madeleine. En tout cas, ces amitiés sont efficaces : c'est sans doute Bernier, un des jeunes littérateurs et penseurs du groupe, qui recommandera Cyrano au duc d'Arpajon, dont il deviendra le protégé (au sens propre, cette fois) en 1653. Et c'est à l'amitié de Le Bret qu'il devra en 1650 de pouvoir prendre pension chez Barat, maître pâtissier rue de la Verrerie et cousin par alliance du premier.

    Milieu libertin, milieu de jeunesse aussi, avec ses illusions, ses foucades, ses attraits soudains pour tel ou tel courant, depuis les grands genres jusqu'à la blague de potache - comme ce Pédant joué (1645 ou 1646 ?), comédie moqueuse dont le héros, Granger, anticipe à sa façon le père Ubu. Une seule réplique en est passée à la postérité : « Qu'allait-il faire dans cette galère ? » On sait que Scapin en fera la fortune chez Molière, lui-même alors lié d'amitié, dit-on, avec Cyrano. C'était au temps où Molière traduisait du poète latin Lucrèce les passages sur la mortalité de l'âme, bien peu compatibles avec le christianisme. Dans La Mort d'Agrippine, l'unique tragédie de Cyrano (1654), Séjan nommera les dieux des « beaux riens qu'on adore et sans savoir pourquoi », que « l'homme a faits et qui n'ont point fait l'homme » : bravades hardies d'un écrivain qui manie la plume comme un stylet. Ne nomme-t-on pas « pointes », comme celles des épées, ces traits d'esprit brillants qui font mouche ? Cyrano leur consacrera des Entretiensdits pointus moins ambitieux, qui tiennent sur la pointe de... vingt-deux calembours. Car la pointe peut se cantonner dans la folâtrerie, tout comme les combats de théâtre peuvent n'être que de tréteaux : d'obscures raisons lui ayant inspiré de la vindicte contre le tragédien Montfleury dans La Mort d'Asdrubal en 1647, Cyrano publie une lettre-charge « Contre le gras Montfleury, mauvais auteur et comédien », qui du coup troque la pointe pour le gourdin. Circonstanciée en récit, l'affaire sera amplifiée, dans les termes où la rapporte Rostand, par un recueil d'anecdotes, le Menagiana (1715), où on peut lire aussi que « Bergerac était un grand ferrailleur. Son nez, qu'il avait tout défiguré, lui a fait tuer plus de dix personnes ». Rien de moins sûr que cela, mais de quoi nourrir au moins un drame héroï-comique deux cent cinquante ans plus tard.

    L'HOMME ET L'OEUVRE

    Milieu de jeunesse, milieu d'enthousiasme donc : l'exploit de Cyrano pour défendre Lignières, un poète léger et scabreux qu'il aurait secouru au prix de sa propre vie (légende ? on ne sait...), symbolise une existence qui se cherche entre exploit et audace, rébellion et insolence. C'est un milieu d'épée et de plume varié, colorant de burlesque les genres où chacun s'adonne, dans le cadre d'une Fronde à laquelle ils participent de leur verve aiguë et moqueuse : on a longtemps prêté à Cyrano quelques mazarinades tantôt pour tantôt contre le cardinal. Voilà qui irait bien avec cette écriture à contre-registre qui est, on le sait, le principe du style burlesque. Ce qui n'empêchera pas notre homme, décidément grand dépêcheur de lettres ouvertes, d'en composer contre deux des maîtres incontestés de l'écriture burlesque, d'Assoucy et Scarron, avec lesquels il règle au vitriol des comptes de rivalité érotique (pour le premier) ou littéraire (pour le second, qui avait reproché aux écrits de Cyrano de puer le portefeuille, i.e. d'être plagiés). Sans doute ces escarmouches étaient-elles monnaie courante, et peut-être ces brouilles sont-elles à de vraies ruptures ce que la Fronde est à une vraie guerre : en ce siècle d'héroïsme, on joue volontiers à se fâcher violemment.

    En 1654, il y eut assez de ces pièces de circonstance ou d'humeur, de pensée ou d'opinion signées de Cyrano pour nourrir un volume d'Œuvres diverses sous son nom. Le Pédant joué y voisinait avec pas moins de quarante-sept lettres satiriques, poétiques et amoureuses, les unes purs exercices de virtuosité stylistique, d'autres plus méditées, comme le doublet Pour et Contre les sorciers. Les frondeurs ou les médecins feront aussi office de têtes de Turcs dans ces missives en forme de jeux mi-futiles mi-sérieux. C'est la même ambiguïté d'intention et de réalisation qui va se retrouver dans le grand oeuvre qui vaudra à Cyrano écrivain de passer à la postérité autrement que par le truchement de Rostand : l'Histoire comique des États et Empires de la Lune, parue posthume en 1657, et prévue pour former un diptyque avec celle des États et Empires du Soleil, demeurée inachevée et imprimée en 1662, sans doute au prix de bien des édulcorations dues à Le Bret.

    Ces deux voyages imaginaires propulsent un narrateur, qui répond dans le second au nom anagrammatique de Dyrcona, dans un monde peuplé d'êtres fantaisistes ou fantastiques dont les moeurs et les propos dressent un procès en creux de la morale et de la religion d'État qui sévissent en France, en même temps qu'ils constituent une libre et folle rébellion contre la raison et un envol permanent de l'imagination intellectuelle et poétique aiguillonnée par la question « Pourquoi non ? » : cette imagination « folâtre », qui dénonce l'absurdité des évidences tenues ici-bas pour règles d'évangile, semble mue par la liberté que confère à la pensée et à l'écriture le prétexte de se mouvoir dans l'espace. Rostand ne fera que traduire cela dans le langage du XIXe siècle en mettant son Cyrano à l'enseigne du panache : l'homme et l'oeuvre méritaient de loger leur irréductible intrépidité sous un tel blason.

    Professeur à la Sorbonne, Patrick Dandrey est spécialiste de la littérature du XVIIe siècle.

    (1) Durant la guerre que menèrent la France et les Provinces-Unies (les futurs Pays-Bas) face aux Pays-Bas espagnols (l'actuelle Belgique, alors sous la coupe de Madrid).


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