• Rapport Stora : peut-on se réconcilier avec le mal ? 

    Octave Larmagnac-Matheron publié le 04 février 2021 7 min

    Dans un rapport récemment remis au président de la République, l’historien Benjamin Stora propose ses pistes pour une réconciliation des mémoires françaises et algériennes, déchirées depuis des décennies par les atrocités de la guerre d’Algérie. Selon l’historien, contre l’oubli volontaire des bourreaux et les excès mémoriels des victimes, l’essentiel est de revenir aux « faits précis » – c’est-à-dire de s’inscrire, de part et d’autre, dans une quête de vérité. Seule la mémoire peut pacifier. Essayer de se mettre d’accord sur les faits, n’est-ce pas déjà, cependant, oublier quelque chose de la déchirure irréductible qu’engendre le mal ?

     

    La mémoire des faits

    La mémoire permet-elle la réconciliation ? La réponse semble, à première vue, aller de soi : pas de réconciliation sans reconnaissance des torts, des fautes, des responsabilités. Une victime ne pourrait sans doute pas se réconcilier avec un bourreau qui refuserait d’admettre le mal qu’il a commis en tant que mal, de se considérer comme coupable. Nier les faits nourrit la haine et la rancœur. S’entendre sur ce qui a eu lieu ; accepter, du moins, de reconnaître l’exigence commune de faire la vérité (car, dans le cas d’une guerre comme celle entre la France et l’Algérie, les responsabilités sont complexes et entremêlées) est, en ce sens, le premier geste de reconstitution d’un commun là où le lien entre victime et bourreau était rompu. Il s’agit, comme l’écrit Benjamin Stora, de dépasser « les guerres sans fin de mémoires […] Ce mouvement vers la réconciliation ouvre sur la possibilité du passage d’une mémoire communautarisée à une mémoire commune. […] Il importe surtout de poursuivre la connaissance de ce que fut le système colonial, sa réalité quotidienne et ses visées idéologiques, les résistances algériennes et françaises à ce système de domination. » Comprendre, en somme, la complexité du passé.

    Le rapport Stora insiste, ainsi, sur le pouvoir pacificateur de la « connaissance » : il est question de « compréhension de [son] propre passé », de « travail de vérité », de « mettre en avant des faits précis ». Des faits plutôt que des affects. Écrire l’histoire doit être une manière d’en apaiser la douleur, de mettre à distance la vengeance et la culpabilité, d’échapper à l’enfermement en soi-même (de la victime comme du bourreau). Pas de repentance, donc – pas d’expiation, pas de rédemption. « Les excès d’une culture de repentance […] ne contribuent pas à apaiser la relation à notre passé », précise ainsi Stora, qui rejette, fermement, ce vocabulaire issu d’une théologie chrétienne dont on comprend bien qu’elle n’a pas tellement sa place dans l’affaire. Se repentir sans fin reviendrait, pour le bourreau, à se complaire dans la contrition et, pour la victime, à s’enfermer dans sa douleur. Stora s’efforce de dépasser la « nostalgie », la « léthargie de ce qui ne change jamais », de trouver une issue à cette « guerre sans fin ».

    La libération du présent

    Pourtant, si les moyens divergent (Stora rejette l’accablement, « l’enfermement dans un passé, où se rejouent en permanence les conflits d’autrefois »), le présupposé au fond est le même que celui de la repentance : la possibilité de surmonter le mal. Non pas, évidemment, d’effacer les faits, mais d’« apaiser », de dépasser, d’une manière ou d’une autre, le poids du mal, son emprise sur le présent. Or, tel est, précisément, le pari de la repentance, comme le montre Vladimir Jankélévitch. La repentance n’est pas « sans fin », elle croit à la possibilité d’une réconciliation, d’un au-delà de la souffrance. Ce que rejette Stora, cette souffrance qui « ronge le coeur » (l’expression est sienne), qui dévore, c’est plutôt ce que Jankélévitch nomme le remords. « Le repentir insiste […] sur les actions, le remords met l’accent sur la personne », dit-il. Le repentir admet la possibilité, pour l’homme, de se délier de l’acte par lequel il a fait entrer le mal. Sa douleur est thérapeutique : elle réalise l’expiation. Pour le remords, au contraire, la faute s’inscrit, définitivement, irrémédiablement dans l’être de l’homme. Paralysie intolérable, réplique la repentance, car le remords reste prisonnier du passé – il se résigne à ne rien pouvoir faire pour construire l’avenir. Stora le dit, à sa façon, lorsqu’il appelle à « regarder ensemble vers l’avenir pour affronter ces défis du XXIe siècle. »

    Si l’historien veut échapper au « piège de la repentance », il en reconduit ainsi l’aspect le plus fondamental : la possibilité que le mal puisse devenir un fait, que ce fait demeure au passé, que ce passé se détache, d’une manière ou d’une autre, du présent. En ce sens, comme le montre Derrida dans Le Parjure et le Pardon« l’oubli est ici la mémoire même, la réaffirmation du souvenir dans l’aveu ou dans le repentir : l’oubli est inévitable, fatal, parce qu’il est cette mémoire même, il se confond avec ce qu’on lui oppose. » Faire l’histoire du mal – à savoir établir les faits, restaurer quelque chose de commun – implique d’oublier ce qu’il est au fond : une déchirure qui empêche, précisément, d’écrire l’histoire, car parler ensemble est déjà trop. La « mémoire commune » qu’évoque Stora doit, pour advenir, renoncer à la « mémoire absolument vive de l’ineffaçable, au-delà de tout travail du deuil, de réconciliation, de restauration, au-delà de toute écologie de la mémoire », explique Derrida. Il faut échapper à la présence écrasante d’un « trop-plein de mémoire », note effectivement Stora. Les « divergences profondes » dont parle l’historien doivent accepter que le fossé creusé par le mal est, finalement, franchissable.

    La déchirure irrémissible 

    L’est-il pourtant ? De l’horreur de la Shoah, Jankélévitch parlait comme d’une « barrière infranchissable à franchir »« Être passé qui ne passe pas » et ne peut pas passer, commente Derrida. Certains crimes laissent, non une cicatrice qui pourrait se rouvrir, mais une plaie incapable de se refermer. La mémoire du mal a-t-elle encore un sens si elle élude la douleur de déchirure ? Peut-on se souvenir du mal sans pâtir de son souvenir ? Non, répond Jankélévitch : le mal, lorsqu’il est extrême, ne peut devenir un fait de l’histoire ; il est plutôt une scission de l’histoire elle-même en deux trajectoires irréconciliables. Déchirure dont le trait essentiel est qu’elle ne peut être délimitée dans le temps, qu’elle ne cesse de déchirer, d’accabler le présent. S’il cherche une manière d’y échapper, Stora parle, très justement, d’une « séparation des mémoires », d’un « impossible oubli ». Le bourreau, rongé par le remords, refuse la résorption de l’écart qui lui apporterait un réconfort auquel il n’a pas droit. La victime ne veut pas de réconciliation – reconciliare, de re-con-cieo, « faire mouvement ensemble, à nouveau » (« faire des pas ensemble », écrit Stora). Elle refuse l’existence d’un sol commun, même minimal, que serait la recherche de la vérité historique. Seule demeurerait, alors, la possibilité de pardonner. Possibilité, non de « l’oubli ou l’atténuation du mal », mais, pour la victime, de se délier de la haine, du désir de vengeance. Le pardon explique Derrida, maintient ouvertes la plaie, la douleur, la déchirure. Le fossé demeure infranchissable.

    Le pardon, individuel, permet d’envisager non un apaisement des douleurs mais une pacification de la société. Cependant, comme le note à nouveau Derrida, nous n’avons jamais l’assurance que le pardon aura lieu – parce qu’il est un geste gratuit, imprévisible, de la victime. Nul ne peut l’exiger, l’imposer. Et ce sens, le politique, qui se donne pour tâche le maintien de la société, des relations humaines, d’un monde commun, ne peut compter sur lui. Il ne peut attendre : il doit proposer autre chose. Il doit réconcilier. « L’économie d’une réconciliation […] fait tout simplement oublier ou anéantir le mal même. […] L’histoire continuera, et avec elle la réconciliation, mais avec l’équivoque d’un pardon confondu avec un travail du deuil, avec un oubli, une assimilation du mal », note Derrida. « Mettre au jour, avec une rigueur inflexible, tous les crimes du passé » ou de « laisser s’endormir la mémoire » sont deux options possibles, reconnaît le philosophe (à propos de l’Algérie, justement) : « Selon les situations et selon les moments, les responsabilités à prendre sont différentes ». Tout dépend de la capacité d’une société à « supporter sans risque une division ». Mais au-delà de leurs différences évidentes, ces deux options impliquent, chacune à leur manière, un oubli. « Oublier pour avancer, vivre », écrit Stora (même si, en l’occurrence, il ne pense qu’aux dénégations volontaires qui ont marqué l’histoire des relations franco-algériennes pendant des décennies).

    La réconciliation de la naissance

    Le temps, social, de la réconciliation et celui, individuel, du pardon, ne coïncident pas : le nier n’arrangera rien. La réconciliation n’assure, en ce sens, jamais, que les plaies resteront fermées. Si le mal qui ne peut passer doit finir, tout de même, par s’apaiser, c’est seulement par la disparition des êtres et la naissance des nouvelles générations. « Pour la génération qui vient, le travail aura été fait, le travail du deuil et de la mémoire, l’histoire, le travail du négatif qui rendra la réconciliation possible, et l’expiation, et la guérison », écrit Derrida. La douleur des victimes, sans doute, se transmet à leurs enfants. Cependant, là où le temps d’une vie ne suffit pas, toujours, à pardonner le mal qui refuse de passer, la naissance introduit une discontinuité dans l’histoire, et une métamorphose de cette douleur. L’enjeu n’est alors peut-être pas tant, alors, de réconcilier aujourd’hui mais de ménager la possibilité d’une réconciliation à venir. Stora le dit lui-même, qui témoigne de son « désir de transmettre cette mémoire aux jeunes générations ».


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  • Le livre du jour

    “Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?”, de Gisèle Sapiro

    Catherine Portevin publié il y a 4 heures
    “Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?”, de Gisèle Sapiro
    © Seuil

     

    L’ex-femme d’Emmanuel Carrère a-t-elle raison d’interdire à l’écrivain de l’évoquer dans ses livres ? Fallait-il donner un César à Roman Polanski alors qu’il a été poursuivi pour viol ? Et le Nobel à Peter Handke, alors qu’il a soutenu les Serbes durant la guerre de Yougoslavie ? Houellebecq est-il islamophobe ? La philosophie de Heidegger est-elle antisémite ? Doit-on interdire la republication des pamphlets de Céline, censurer les chansons misogynes du rappeur Orelsan, décrocher des musées les toiles de Gauguin, qui aurait abusé de ses jeunes modèles ? La pédophilie de l’écrivain Gabriel Matzneff a-t-elle bénéficié d’une indulgence coupable de la part des critiques littéraires ? Et cæteraet cætera.

    La liste est longue, de ces « affaires » sur lesquelles nous aimerions avoir l’avis moral tranché qu’elles requièrent et qui serait valable pour toutes. Or justement : si elles s’argumentent comme des matchs de « pour » et de « contre », elles ne peuvent se trancher qu’au cas par cas. Mais elles ont en commun une grande question classique, Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?, que reprend fort opportunément la sociologue de la culture Gisèle Sapiro dans son essai qui paraît aujourd’hui aux Éditions du Seuil. Critère par critère, cas par cas, elle tente de la démêler et d’y répondre avec crêtes et nuances.

     Un exemple : l’affaire Polanski

    Gisèle Sapiro détaille plusieurs cas d’« auteurs scandaleux », soit par leur conduite privée (Polanski, Matzneff…), soit par des prises de position idéologiques condamnables (Heidegger, Maurras, Renaud Camus, Richard Millet, en traitant à part le cas de Peter Handke). En croisant les critères (selon la nature des actes commis et leur rapport avec l’œuvre), elle examine chaque fois comment s’affrontent, et se disqualifient mutuellement dans les débats, deux positions « idéaltypiques » : dissocier l’oeuvre et l’auteur, ou au contraire les rendre inséparables dans le jugement moral ou politique que l’on porte sur eux. Illustration avec l’affaire Polanski, lors de la remise des César en février 2020.

    • Ce qui a fait scandale : sa récompense en février 2020 par le César du meilleur réalisateur pour son film J’accuse. La moralité de l’œuvre n’est pas en cause mais celle de son auteur – puisque celui-ci a été condamné pour viol sur mineure en 1977 (même s’il a été à plusieurs reprises publiquement pardonné par la première concernée) et, plus récemment, s’est à nouveau retrouvé sous le coup d’accusations pour des faits similaires, tous prescrits par la justice. 
    • La question qui fait débat : récompenser l’œuvre, est-ce absoudre l’homme ?

     

    1. Oui, répondent les associations féministes : sacrer Polanski, c’est l’absoudre et minimiser symboliquement la gravité de la violence masculine. Elles refusent de dissocier l’œuvre de l’homme, ou plutôt l’artiste de l’homme. « On trimballe ce qu’on est et c’est tout », lance l’écrivaine Virginie Despentes. L’œuvre est secondaire, elles n’en demandent pas la censure. Le problème central est « le sens d’une récompense ».

    • Validité de cette position : affirmer la valeur du jugement moral et ne pas en exclure les artistes et intellectuels par principe. Ils ne sont pas hors du social, ils ont une responsabilité. Le débat public est légitime. Ne pas dissocier l’œuvre de l’auteur a permis aussi dénoncer par exemple l’inscription de l’écrivain Charles Maurras, membre de l’Action Française et collaborationniste d’extrême-droite, dans la liste des commémorations nationales.  
    • Faiblesse de cette position : rendre possible la censure des œuvres (même si ce n’est pas le cas dans l’affaire Polanski) pour des raisons politiques ou morales extérieures, qui concernent le contexte de leur réception, le jugement porté sur les idées qu’elles véhiculent, ou la personne de l’auteur. La cancel culture, qui réclame « l’annulation » des œuvres du passé en fonction d’une sensibilité morale et politique présente, ou qui interdit par exemple à un artiste blanc d’écrire sur l’esclavage, représente l’excès ultime de la fusion de l’œuvre et de l’auteur. En ne reconnaissant aucune autonomie de l’œuvre d’art, c’est l’art même qu’elle condamne.

     

    2. Non, répondent les partisans de Polanski : l’œuvre doit être jugée pour elle-même, pour son excellence intrinsèque, qui n’implique pas les actes de la personne de l’auteur. Ils séparent l’œuvre de l’auteur, dissocient la morale de l’œuvre de la morale de l’auteur, et défendent l’autonomie de l’œuvre au nom de la liberté de l’art. Ils dissocient aussi l’art de la justice, considérant que le jugement artistique doit être absolument autonome du jugement judiciaire ou social. C’est ce que Gisèle Sapiro appelle « la position esthète ». Celle-ci a une longue tradition en France depuis le XIXe siècle, même si les Ligues pour la liberté de l’art n’ont jamais obtenu qu’elle soit juridiquement codifiée en accordant à l’œuvre ou à l’artiste un statut d’exception. L’artiste reste soumis aux règles qui limitent la liberté d’expression (incitation à la haine ou à la violence contre des personnes ou des groupes en raison de leurs origines, de leur religion, de leur sexe ou de leurs préférences sexuelles).

    • Validité de la position esthète : protéger la liberté intellectuelle et esthétique de toute incursion d’un pouvoir, religieux, politique ou social, extérieur au champ culturel. « L’histoire de l’art grouille de salopards qui sont aussi de grands artistes, et la morale n’a pas à s’immiscer dans la création », a tranché le critique Pierre Jourde en défense de Polanski. 
    • Faiblesse de cette position : elle rejette ou refoule toute objection morale et politique, au nom d’une sacralité de l’art. Seul doit régner le jugement de goût, dans l’illusion que celui-ci est indépendant de la subjectivité du critique et de toute détermination sociale. Ce qui peut conduire à « l’abus d’autorité ». C’est ainsi par exemple que durant des années, l’écrivain Gabriel Matzneff, qui faisait clairement dans son Journal l’apologie de sa pédophilie, a été encensé, au nom de la liberté de l’art, par les critiques littéraires… jusqu’à ce que le livre de l’une de ses victimes, Le Consentement, de Virginie Springora (Grasset, 2020), présente une réalité toute autre.
    • Quant à Roman Polanski, il a été admis à siéger à l’Académie des arts et techniques du cinéma (Académie des César) le 15 septembre dernier.

     

    Peut-on dissocier l’œuvre de l’auteur ?, de Gisèle Sapiro, vient de paraître aux Éditions du Seuil. Disponible ici, l’ouvrage est en librairie depuis le 8 octobre.

     


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