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Explication détaillée du DEJEUNER DES CANOTIERS de Renoir
Auguste Renoir (1841-1919), Le Déjeuner des Canotiers, 1880-81, 175/130 cm, Washington, Phillips Collection.
Localisation du tableau.
Pour voir ce chef d’œuvre, cette ode à la joie de vivre, c’est à Washington qu’il faut aller. Plus précisément à la Phillips Collection, une riche collection privée de tableaux ouverte au public dès les années 20. Une petite partie de ces œuvres ont fait un bref retour en Europe en 2004-06. En Suisse d’abord, à la Fondation Gianadda, à Martigny (Valais), du 27 mai au 27 septembre 2004, puis à Paris, au Musée du Luxembourg, du 30 novembre 2005 au 26 mars 2006.
Cette collection a été constituée par Duncan Phillips (1886-1966), fils et petit-fils d’industriels et de banquiers originaires de Pittsburgh, installés à Washington. Le jeune homme s’intéresse à la peinture dès ses études à la prestigieuse université de Yale. Mais c’est à Paris, en 1911, qu’il découvre la peinture moderne, chez le marchand d’art Paul Durand-Ruel. Et donc, il achète à partir de 1916 . La mort de son père (1917) puis celle de son frère (1919, grippe espagnole), le laissent écrasé de douleur.
Pour survivre il se consacrera totalement à sa collection, une collection riche en tableaux impressionnistes (Renoir, Sisley, Degas), mais on y trouve aussi Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Courbet et Daumier, Ingres et Delacroix … Picasso et Paul Klee, et des peintres plus contemporains comme l’américain Rothko.
Le Déjeuner des canotiers, à l’auberge Fournaise, dans l’île de Chatou sur la Seine, en aval de Paris :
Ci-dessous tel qu’il était au début du XXe siècle et aujourd’hui, de nouveau restaurant en activité :
Description du tableau.
La scène se déroule au restaurant Fournaise, une de ces guinguettes, où les Parisiens écrasés de chaleur en été pouvaient de délasser, sur les bords de Seine ici. On y mange, on y boit, on y fait du canot. On peut y danser aussi. Ici les canotiers sont saisis à la fin du repas. Une extraordinaire nature morte au premier plan en atteste : verres et bouteilles à moitié vides, tonnelet (=petit tonneau, petit fût), coupe à fruits. Les personnages sont nombreux, quatorze au total, huit hommes et cinq jeunes femmes, regroupés par trios plutôt que par couples :
-à droite au premier plan, le peintre Gustave Caillebotte assis à califourchon sur une chaise en face du modèle-comédienne Ellen Andrée. L’homme qui se penche vers elle est un journaliste italien, Maggiolo.
-à gauche, debout, le fils Fournaise, Alphonse, « en marcel », comme Caillebotte, dont il est le pendant. Assise à côté de lui, s’amusant avec un chien, Aline Charigot, la fiancée de Renoir. Ils se marieront en 1890. Toutes les femmes portent un chapeau, celui d’Aline est particulièrement fleuri.
-à l’extrême droite au fond, un nouveau trio : la comédienne Jeanne Samary se bouche les oreilles, entourée du journaliste Paul Lhote, qui l’enlace de son bras gauche, et d’Eugène- Pierre Lestringuez, ami de Renoir, rédacteur au Ministère de l’Intérieur.
-et venons-en aux couples, il y en a trois. Accoudée à la balustrade, à gauche, de face et souriante, Alphonsine Fournaise échange avec un homme vu de dos, en veste marron et chapeau, le Baron Barbier, ancien officier et diplomate. De face elle aussi, au centre, Angèle, un des modèles de Renoir, porte un verre à ses lèvres, admirée par un homme dont on ne voit qu’un fragment de visage, pâle, de profil, impossible à identifier. Enfin, au fond, deux hommes échangent, l’un de face en casquette, l’autre de dos, en haut-de-forme. Ce dernier est Charles Ephrussi, banquier et critique d’art. Il était propriétaire de la Gazette des Beaux-Arts.
Le repas se termine sur la terrasse protégée du soleil par un auvent. On s’apprête sans doute à aller faire une promenade sur la Seine, que l’on voit à l’arrière-plan à gauche, par-delà une haie de roseaux, avec diverses embarcations, dont un bateau à voile.
Composition. Les personnages sont répartis selon un axe diagonal, celui de la balustrade, renforcé par l’oblique de la table. Renoir, formé au métier traditionnel de peintre – il est passé notamment par l’atelier de Gleyre – est ici fidèle aux règles de la perspective. La taille de ses personnages diminue au fur et à mesure qu’on s’éloigne du premier plan. La table est largement ouverte vers nous et les deux hommes en « marcel » nous lancent comme une invite à entrer dans le tableau. Beaucoup de rondeurs – chapeaux, visages, épaules des deux hommes du premier plan – atténuent la sévérité des obliques et des deux verticales de l’auvent.
Couleurs. Nous sommes en présence d’une scène très claire, lumineuse. Le noir est rare, il apparaît sur le chapeau haut-de-forme et sur les gants de Jeanne Samary en haut à droite, à laquelle fait pendant Aline Charigot en bas à gauche. L’une et l’autre ont des mouvements de mains expressifs. Mais Aline Charigot porte un corsage blanc, le rouge de son écharpe égaye une robe pas uniformément bleue. Et sur son chapeau jaune paille sont fixées une ou deux fleurs rouges … rouge comme ses lèvres. Le jaune des chapeaux est rappelé par celui de la grappe de raisin de droite, par le tonnelet aussi. La barbe du fils Fournaise, les cheveux d’Ellen Andrée notamment, sont orangés, de même que les cheveux et la barbe de Lestringuez. Enfin, le blanc bleuté de la nappe se retrouve sur le fleuve, dont elle est séparée par le vert clair des roseaux qui contraste avec le vert cru de la végétation tout en haut à droite. Mais jamais d’ombres grises ou de couleur terre, ni de grands aplats de couleur.
Le soleil est filtré par l’auvent et détermine des nuances sur les vêtements, la peau et les visages, visages rosés de la jeunesse. Enfin, verres et bouteilles sont comme irisés par le soleil.
Signification. Casquette, haut-de-forme, canotiers, et même chapeau melon – nous semble-t-il – du Baron Barbier témoignent d’une réelle mixité sociale, dirions-nous aujourd’hui, qui existait à l’époque dans les guinguettes des bords de Seine et de Marne. Sans doute aussi, la scène représentée ici témoigne de la situation inégalitaire entre les hommes et les femmes. Les femmes représentées, modèles, actrices ou fille de l’aubergiste, ne sont pas des dames mais des « grisettes », dont les hommes de la haute société recherchaient la compagnie. Ils échappaient ainsi, momentanément, à un mariage souvent arrangé qu’ils percevaient comme un carcan.
Il n’empêche, vingt ans après la guerre de 1870 suivie du terrible épisode de la Commune (mars-mai 1871), avec ses milliers de morts, d’arrestations, de déportations, Paris fait preuve d’une extraordinaire capacité de résilience.
L’Exposition universelle de 1889 – avec la construction extrêmement rapide de ce chef d’œuvre de la métallurgie qu’est la Tour Eiffel – prouvera au monde l’excellence de l’industrie française, le brio de sa culture également. Après la brève récession économique des années 1890, la Belle Époque va pouvoir commencer, une autre exposition universelle, celle de 1900 – dont le Grand et le Petit Palais témoignent encore aujourd’hui – en donnant le point de départ. Hélas ! La catastrophe qu’a été la Grande Guerre en sonnera bientôt le glas.
Jean-Paul Salles.
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