• Hugo Pratt et la BD (Le Monde des religions N°93)

    MAÎTRE DE SAGESSE

    Hugo pratt. Songes d'une vie dessinée

    L'œuvre du dessinateur italien Hugo Pratt nous entraîne aux confins de la réalité et des songes, où l'on croise des hommes-léopards, des pirates, des fées et des derviches tourneurs. L'auteur, notamment à travers Corto Maltese, y donne vie à son penchant irrépressible pour l'aventure et la liberté, et nous incite à nous ouvrir sur le(s) monde(s).

     

    Pour comprendre qui était réellement Hugo Pratt (1927-1995), peut-être faut-il commencer par regarder à la loupe ses deux personnages phares, Corto Maltese et Raspoutine. L'un est séduisant, romantique, parfois héroïque. L'autre est brutal, cupide et d'une laideur repoussante. Mais tous deux partagent un appétit insatiable de liberté et d'aventures, une incompatibilité radicale avec toutes formes de déterminisme (moral, social, historique, géographique...) et une incapacité inéluctable de s'attacher à quoi (ou à qui) que ce soit. Bien qu'ils s'affrontent souvent, les deux cultivent également une certaine forme d'amitié mutuelle. « Hugo Pratt n'a jamais voulu envoyer un message à travers ses oeuvres, ni défendre un quelconque idéal. Je lui ai déjà posé la question. Pourtant, ces valeurs-là - la liberté, l'amitié - sont omniprésentes », explique au Monde des Religions Michel Pierre, proche du dessinateur italien et co-commissaire de l'exposition « Hugo Pratt, lignes d'horizon », au musée des Confluences, à Lyon (cf À voir). « L'oeuvre de Pratt - et pas seulement Corto Maltese - est un plaidoyer pour la pensée libre, voire libertaire. Pratt aimait ceux qui, au risque de passer pour des renégats, avaient su échapper à leurs propres déterminismes. Il se méfiait des groupes, des communautés : il n'appréciait que les individus »,écrit également Dominique Petitfaux, historien de la bande dessinée et auteur de De l'autre côté de Corto (Casterman, 2012). Ces traits de caractère, Hugo Pratt les a probablement développés dès sa jeunesse. Né en 1927 à Rimini, en Romagne, dans le nord-est de l'Italie, il grandit à Venise, dans un environnement cosmopolite où se côtoient encore des juifs et des partisans de l'Italie fasciste (son grand-père étant d'ailleurs les deux à la fois). Sa généalogie elle-même brise les frontières. « D'un côté, je suis issu de Juifs séfardo-marranes de Tolède convertis au catholicisme, exilés et établis du temps de la papauté en Avignon, comme banquiers de l'Église. La branche paternelle est encore plus complexe avec son mélange de Byzantins, de Turcs, de Vénitiens souffleurs de verre à Murano, mais aussi des jacobites anglais partisans des Stuarts qui ont fui en Méditerranée. Et tous ces gens, un jour, se sont retrouvés à Venise », résumera-t-il en 1986 dans L'Événement du jeudi.

    Les drapeaux de l'amitié

    S'il dit tenir son goût « de la magie » et des voyages d'un oncle marin, sa première vraie aventure lui est imposée. À l'âge de 10 ans, le jeune Ugo Prat (ce n'est qu'en 1945 qu'il anglicisera son nom, probablement en hommage à l'un de ses mentors, le dessinateur Milton Caniff) part avec sa mère rejoindre son père, militaire en Abyssinie (actuelle Éthiopie), colonie italienne de 1936 à 1941. Déjà « hors des clous » et soucieux de nouer du lien social, le futur dessinateur se lie d'amitié avec les Éthiopiens de son âge, et ce malgré son statut de « colonisateur ». « J'avais la nécessité d'avoir des complices, pour jouer. C'est ça, l'amitié. Ce sont les drapeaux de l'amitié, pas du nationalisme », expliquera-t-il plus tard sur France Inter (Hugo Pratt et Corto Maltese - La Marche de l'Histoire, 19 avril 2018). À 13 ans, Hugo Pratt est enrôlé dans la police coloniale italienne. Puis il doit faire face à la guerre (les forces anglaises attaquent l'armée italienne d'Éthiopie en 1941), à la mort de son père, à la captivité, enfin à l'exil, avec un retour forcé, en 1943, dans une Venise encore occupée par l'armée allemande. De ces drames, de cette « proximité avec la mort », il en sortira notamment « une sorte de pudeur, qui le poussera à masquer la réalité avec de la fantaisie », avance l'historien Michel Pierre. Cette « fantaisie », en effet, Hugo Pratt en fera sa marque de fabrique. Ces oeuvres sont emplies de songes, d'aventures aux frontières du réel, mêlant les détails historiques ultra-précis et les inventions les plus totales. Corto Maltese et les autres héros d'Hugo Pratt côtoient aussi des fées, des lutins, des magicien(ne)s, des fantômes et des démons, sans que l'on sache vraiment s'ils sont en train de rêver ou non. « Ce serait bon de vivre une fable », lance le célèbre marin dans l'album Corto Maltese en Sibérie. Ce à quoi Bouche Dorée, la séduisante « magicienne sans âge », répond : « Mais toi, tu vis continuellement dans une fable, et tu ne t'en aperçois plus. Lorsqu'un adulte entre dans le monde des fables, il ne peut plus en sortir. »

    Aux frontières des ésotérismes

    Lire Hugo Pratt devient ainsi un moyen de prendre nos distances avec le réel, pour s'ouvrir à d'autres mondes. Néanmoins, pour construire ses fables, le dessinateur italien puise dans le réel, s'intéressant à tout, mais surtout à ce dans quoi il y a du mystère. Il navigue continuellement au milieu des non-dits de l'histoire, de la littérature, des traditions. « Un jour, on tombe sur un manque ; le document recherché a, par exemple, brûlé au Moyen Âge, et c'est alors que quelqu'un comme moi peut combler ce vide en créant une histoire », confia-t-il. « Il avait une curiosité hors du commun et une capacité de compréhension immédiate. De chaque témoignage, chaque livre, chaque revue, il avait ce talent de déceler une histoire hallucinante », renchérit l'historien Michel Pierre. Dans sa quête, Hugo Pratt est d'ailleurs allé sonder les mystères les plus profonds. Ses oeuvres sont parsemées de références maçonniques, d'allusions à la kabbale juive, aux doctrines gnostiques ou à des rites chamaniques. On y assiste à des controverses entre dominicains et franciscains, on y croise des derviches tourneurs ou des Azeris (une minorité chiite turco-iranienne). « Rarement un auteur de BD s'est autant baladé aux frontières de la métaphysique, de l'ésotérisme, des ésotérismes, et de l'irrationnel. Il intègre ça de la même manière que le rationnel. Du coup, on passe sans cesse d'un monde à l'autre, commente Michel Pierre. C'est aussi un modèle de défense du multiculturalisme. C'est un humaniste, profondément. Lorsqu'il fait dialoguer les franciscains et les dominicains, on voit qu'il s'intéresse à eux. Il n'était pas anticlérical, il s'intéresse aux minorités. Même le guerrier Cush, dans Les Éthiopiques, que l'on peut qualifier d'intégriste musulman, est présenté sous des trais sympathiques [et même comme l'alter ego de Corto Maltese, ndlr]. Hugo Pratt avait un immense respect pour tous les cultes et toutes les consciences. » Reste l'éternelle question : de quelle manière Hugo Pratt se nourrissait-il lui-même de tous ces mystères ? Est-il « caïnite », comme se définit parfois Corto Maltese (voir encadré) ? Jusqu'à sa mort, en 1995, l'auteur italien ne s'exprima presque jamais sur sa propre spiritualité. « Non, je ne crois pas [en Dieu]. Pas le Dieu barbu, non. Je crois en quelque chose, mais je ne crois pas de cette façon », répondait-il mystérieusement en 1987, lors de l'émission Bains de minuit, sur La Cinq. « Je m'arrange »,enchaînait-il alors, interrogé sur la question de savoir si ce n'était pas douloureux de ne pas croire en Dieu.

    « Simplement franc-marin »

    Son seul engagement connu était son appartenance à la franc-maçonnerie. S'il n'en parlait presque jamais, Pratt fut membre pendant vingt ans de la loge Hermès, à Venise. Et cela n'était pas sans importance à ses yeux, comme l'attestent les multiples références maçonniques de ses oeuvres - dans Les Helvétiques, Cortotraverse même une sorte d'initiation. En 1994, Pratt intègre trois pages dans une nouvelle édition de sa BD Fort Wheeling, considérées par certains comme son « testament maçonnique ». Il y défend l'humanisme et le dépassement des clivages culturels, à travers l'initiation maçonnique d'un Indien d'Amérique. Mais il est difficile de limiter Hugo Pratt à cela. « Vous parlez comme un frère, seriez-vous franc-maçon ? », demande-t-on d'ailleurs à Corto Maltese, dans la Fable de Venise. « Non, non !... Je suis simplement franc-marin, je l'espère du moins », rétorque alors Corto Maltese. Une nouvelle manière pour son auteur, peut-être, de ne pas se laisser enfermer dans une réalité figée. Et de garder la possibilité de naviguer à travers d'autres songes. 

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    Corto Maltese, un « Caïnite » ?

    Corto Maltese en dit assez peu sur sa propre spiritualité. Mais il donne, parfois, quelques indices, dont le plus concret est peut-être à lire dans Les Éthiopiques. Qualifié « d'infidèle » par son ami musulman Cush, Corto réplique : « Je ne suis pas un infidèle. Je suis un Beni Kayin. Notre père est Kaïn, fils d'Adamah et Ewa (Adam et Ève). Nous, les Caïnites, recherchons toujours le Paradis Terrestre pour le rendre à notre mère. » Plus tard, Corto rencontrera Samael, un ange déchu issu de la Bible hébraïque, souvent assimilé à Satan. Samael assure alors à Corto qu'il est le descendant « du premier homme qui se rebella contre Dieu par amour d'Ewa, sa mère », ce qui ferait de lui un juste. Ces passages (et d'autres encore, discrètement glissés dans l'oeuvre de Pratt) font référence à la secte des Caïnites, évoquée comme une hérésie par plusieurs auteurs chrétiens des premiers siècles du christianisme. Cette secte (dont l'existence n'est pas totalement avérée) considérait Caïn, meurtrier de son frère Abel et premier opposant à Dieu, comme un modèle, faisant de la révolte contre les injustices le principal moteur de l'humanité et postulant la possibilité de reconquérir le paradis terrestre. Qu'entendait Corto Maltese en s'en revendiquant ? « Je crois que Corto Maltese a sa vie à lui. C'est quelque chose que je respecte. Parfois, c'est comme s'il me demandait "Que vas-tu faire ? Tu vas révéler quelque chose que moi je ne veux pas"», confiera un jour Hugo Pratt. Peut-être avait-il alors en tête cet aspect de la personnalité de son héros.

    À voir

    Hugo Pratt, lignes d'horizons. Exposition jusqu'au 24 mars Musée des Confluences, Lyon www.museedesconfluences.fr.

    À lire

    Corto Maltese Les albums d'Hugo Pratt sont édités chez Casterman. 
    Corto Maltese, Mémoires Michel Pierre (Casterman, 1980) 
    Récit du monde, escale du temps, Corto Maltese, 1904-1925 (L'Histoire, 2013) 
    Mythe et bande dessinée Viviane Alary et Danielle Corrado (Presses universitaires Blaise Pascal, 2007)

    Gaétan Supertino Journaliste passionné par l'étude des faits religieux, il suit une formation à l'Institut européen des sciences des religions (IESR) et à l'École pratique des hautes études (EPHE).


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