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Pétrarque, Les triomphes de l'Amour (Le Monde des religions N°93)
D'encre et de larmes
« J'avais les yeux sur ses beaux traits fixés, comme un malade avide d'une chose douce au palais, nuisible à la santé. Aveugle et sourd à tout autre plaisir, je la suivais par de si grands périls que j'en frémis encore quand j'y repense. Et j'eus dès lors les yeux baissés, humides, le coeur pensif, et cherchai pour refuge bois et rochers, sources, fleuves, montagnes ; depuis ce jour je couvre de pensées, d'encre et de larmes des pages sans nombre, et j'en noircis autant que j'en déchire ; depuis ce jour je sais ce qu'on ressent, espère et craint dans le cloître d'Amour, mon front le montre assez à qui sait lire ; et je la vois, cruelle et gracieuse, n'ayant souci de moi ni de mes peines, fière de ses vertus et de ma honte. Je crois, de plus, que le maître qui prive le monde entier de sa force, la craint, si je vois bien, et j'en perds tout espoir; et je n'ai plus l'ardeur de me défendre, voyant celui qui nous écorche vifs la ménager, quand j'espérais en lui. »
Le Triomphe de l'amour, Pétrarque
Analyse de Paule Amblard
Historienne spécialisée dans l'art du Moyen Âge et dans l'enseignement de la pensée chrétienne. Elle a notamment publié L'Apocalypse de saint Jean illustrée par la tapisserie d'Angers (Éditions Diane de Selliers, 2017) et Les Triomphes de Pétrarque illustrés par le vitrail de l'Aube au XVIe siècle (Éditions Diane de Selliers, 2018).
Quel triomphe peut célébrer un homme qui vient de perdre son amour ? Cette voie étroite et solitaire que François Pétrarque (1304-1374) conte dans son poème Les Triomphes est le fruit d'une longue méditation, une recherche introspective dans laquelle il expose son coeur mis à nu. L'écriture poétique lui permet de mettre en ordre ses sentiments bousculés comme une auto-analyse et, finalement, l'aide à se guérir et à renaître. Comment en est-il arrivé là ? Le 6 avril 1327, Pétrarque a rencontré Laure. Foudroyé par cette jeune femme aux « longs cheveux brillant à rendre l'or jaloux » (Canzoniere - Le Chansonnier) qui sort de l'église Sainte-Claire d'Avignon. Cette femme est-elle réelle ? La légende l'identifie à Laure de Noves, marquise de Sade, épouse du marquis Hugo de Sade. Si son identité reste mystérieuse, elle semble en revanche bien incarnée dans les descriptions du poète, avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus, son teint d'une blancheur immaculée, ses mains fines, sa bouche vermeille. Il reste vrai qu'elle lui apparaît surnaturelle : « Sa démarche n'avait rien de mortel, ses paroles avaient un autre son que la voix humaine » (Canzoniere). Depuis ce jour, la vie de François Pétrarque est à jamais métamorphosée. Le jeune clerc de 23 ans, mondain, lettré, entre dans « le cloître d'amour ». Éconduit pendant vingt longues années, jusqu'à la mort de Laure - car la dame est fidèle à son mari -, il commence à écrire et devient un grand poète « couvrant de pensées, d'encre et de larmes des pages sans nombre » (Triomphe de l'Amour). Dès l'âge de 36 ans, il est comblé d'honneurs, couronné de lauriers par le Sénat à Rome, tel Dante un siècle plus tôt et Boccace, son ami. Il est ainsi devenu un trésor vivant et sa présence dans une ville suscite de véritables cohues. Mais la gloire n'est pas le remède. À 47 ans, Pétrarque se sent vieux et défait. Sa dame n'est plus, emportée par la peste. Son désir charnel se transforme. Un autre genre d'amour naît.
Une marche méditative
C'est ce chemin d'évolution qu'il commence à expérimenter et traduire dans son poème des Triomphes. Il écrit et réécrit le texte jusqu'à la fin de sa vie, au fil de ce qu'il trouve, de ce qui se transforme en lui et mûrit. Il est le témoin de sa quête humaniste, philosophique et spirituelle, et de cette voie d'amour qu'il explore. Pétrarque meurt en 1374 d'une crise d'apoplexie en laissant le poème des Triomphes inachevé. Son poème est une oeuvre symbolique dans laquelle des personnages défilent sur des chars. Ils sont à l'image des généraux romains faisant une entrée solennelle dans Rome, afin de fêter leurs victoires, suivis de leurs captifs enchaînés. Les vainqueurs de Pétrarque sont des allégories : l'Amour charnel ouvre la marche, suivi de Chasteté, de Mort, de Renommée, de Temps et d'Éternité. Que cherche le poète par cet étonnant cortège ? Une réponse. Ainsi l'artiste, en créant une oeuvre, se transforme-t-il lui-même - et par son entremise, le lecteur. Les figures posent des questions philosophiques, celles qui mûrissent en réalité dans le coeur de l'homme. Le choix du défilé des chars n'est pas fait au hasard. Le mouvement est important, qui passe d'une allégorie à l'autre comme un apprentissage que l'âme fait sur le chemin de la vie. Le passage de chaque nouvelle figure est une marche méditative qui mène de l'amour charnel à l'amour spirituel. Celui qui entreprend la lecture des Triomphes entre donc dans un processus de connaissance de l'âme. Le poème a suscité un engouement sans précédent parmi les artistes. Le vitrail d'Ervy-le-Châtel (Aube) en témoigne de façon exceptionnelle, car il est le seul exemple connu à représenter le texte original dans son intégralité. La verrière se présente comme un jeu de cartes alternant les fonds bleus et rouges avec de grands personnages vus de face associés à des cartouches remplis d'écritures. De longs phylactères amplifient cette présence du texte en flottant tout autour des imposantes silhouettes. Nous ne sommes pas seulement face à une représentation, mais devant une méditation écrite. Cette composition multiforme incite à regarder et à lire la verrière. Pour nous guider, il faut commencer par tourner notre regard vers Jehanne Leclerc, la donatrice de la baie. Elle commande le vitrail des Triomphes en 1502, alors qu'elle vient de perdre son époux. Il faut la voir, dame en peine, lisant le poème de François Pétrarque. À un siècle de distance, Jehanne est sa soeur d'âme. Elle partage le même désir de l'être aimé, le même sentiment d'abandon. Dans la clarté du vitrail, elle cherche un remède qui lui permettra de traverser l'épreuve de son deuil : voir le chemin de l'autre amour, celui qui ne meurt pas. Cette quête d'amour tient tout homme, pourrait-on dire. Et c'est ainsi que la verrière passe les siècles et vient nous rejoindre aujourd'hui en apportant un message spirituel.
Désirer autrement
Dans le début du poème, Pétrarque reçoit, dans un songe, une vision, « celle d'un jeune enfant cruel » armé de flèches. Sur le vitrail, l'être est nu, couronné de fleurs, avec les yeux bandés. Il représente l'Amour charnel. Un long phylactère est déployé près de sa bouche : « Manifesta autem sunt opera carnis » ; « les oeuvres de la chair sont manifestes » (Paul, Épître aux Galates). Sa couronne de fleurs blanches et jaunes donne une impression printanière d'air doux et d'odeurs sucrées. Leur parfum est enivrant et les deux belles ailes rouges du jeune Cupidon font oublier le combattant qui bande son arc. Il s'apprête à tirer trois flèches, au hasard, car ses yeux bandés ne peuvent discerner leur cible. L'Amour charnel est aveugle. Son bouclier est orné de flammèches rouges, de la couleur du feu qui naît dans la passion. Nombreux sont les captifs. Ils sont amants de tous pays, de toutes langues et Pétrarque ne peut les compter tant ils sont nombreux. Sur le vitrail, les milliers de prisonniers sont symbolisés par quelques personnages dont on aperçoit les têtes sous les roues du char : un pape portant la tiare, un évêque, un jeune paysan, un couple de bourgeois. Sur la gauche, on voit le visage d'un homme écrasé sous une roue et recouvert d'un phylactère : « Spiritu ambulate et desideria carnis non perficietis », « laissez-vous conduire par l'esprit et vous ne suivrez plus les désirs de la chair » (Paul, ibid.). Ce personnage caché est sans doute le poète lui-même, qui a succombé à la passion. Des chaînes relient les roues du char à deux animaux ailés et symboliques. Le bouc, sur la droite, est le signe de la luxure. Au Moyen Âge, il représente l'instinct débridé, la pulsion sans retenue et la consommation de l'autre. Cet amour-là conduit à la mort. Éros annonce Thanatos. L'autre animal est une colombe au plumage rose. Elle symbolise la présence spirituelle. L'oiseau enrichit et complète la figure de l'Éros. Le désir signifiant aussi la force de vie, il n'est pas uniquement négatif. Sur le vitrail, Vénus apparaît portant dans la main une lampe allumée. L'objet fait référence à l'histoire de Psyché qui recherche son amant Cupidon après l'avoir perdu, par sa faute. Sa quête la mène de temple en temple. Ainsi, la passion amoureuse permet d'entrer dans un lieu sacré pour goûter à une autre forme d'amour. Psyché, dans l'histoire mythologique, rejoint son amant en gagnant des ailes. Elle devient immortelle. L'Amour n'est pas seulement un guerrier. Il a des ailes. Elles sont le signe d'une capacité de sublimation des sens. Elles donnent de l'intelligence au désir qui s'élève vers des régions supérieures. L'amour a des ailes et donne des ailes. Dans la mythologie grecque, Éros est fils de Pauvreté. L'enfant cruel est dans le manque. C'est dans ce creux, cet inassouvi que peut naître une autre flamme. « Quelle flamme pour toi, ô mon enfant, est déjà allumée ! », dit l'ami qui guide Pétrarque dans Le Triomphe de l'Amour. Dès le début du récit, s'affirme en filigrane la voie d'une transcendance où il ne s'agit pas d'aimer moins, mais de désirer autrement. L'Amour charnel est le premier pas d'un long chemin.
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Vertiges de l'amour
Dans ce livre somptueux et lumineux, tout concourt à élever l'âme. Il s'agit de contempler la Beauté et de méditer sur l'expérience de l'Amour, en suivant le parcours d'un immense poète, Pétrarque, des affres de l'éros contrarié vers la transfiguration de l'amour, ainsi que le deuil sublimé d'une femme, Jehanne Leclerc, commanditaire du vitrail de l'église Saint-Pierre-ès-Liens à Ervy-le-Châtel. Ce chef-d'oeuvre sacralise, étrangement, une oeuvre profane en l'insérant dans le décor d'une église. Preuve peut-être que pour la Renaissance, il n'existe pas d'infranchissable dichotomie entre le sacré et le profane, l'âme et le corps, l'ici-bas et l'au-delà. De même que la Laure de Pétrarque fut la représentation, sinon l'incarnation, de la beauté de Dieu sur la terre, les formes et les couleurs manifestent dans l'art du vitrail la lumière du Divin. Le poète et les artistes donnent à voir l'invisible. La traduction inspirée de Jean-Yves Masson, les commentaires éclairés de Paule Amblard sur la symbolique des vitraux et les explications détaillées de l'artiste Flavie Vincent-Petit viennent illuminer l'expérience de lecture/vision. Quant aux photographies de Christophe Deschanel, elles permettent de mesurer la vertigineuse profondeur des vitraux comme il serait impossible de le faire « vu d'en-bas ».
Leili AnvarÀ lire de Pétrarque
Canzoniere (Belles Lettres, 2009)
L'Ascension du mont Ventoux (Sillage, 2011)
Mon secret, dialogue avec saint Augustin (Rivages, 1991)
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Commentaires
Bonjour,
Je ne sais pas qui vous êtes, mais vous écrivez très bien. Merci pour cette belle page d'Amour et de Pureté, prolongeant ce très bel article du Monde des Religions sur Pétrarque...
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Bonjour,
Pétrarque à l’aurore de la Renaissance Au milieu de cet âge de fer, de confusion intellectuelle et de perturbation morale, une délicieuse légende courut toute l'Italie renaissante. Elle disait qu'on avait trouvé, dans un des tombeaux antiques qui jalonnaient si mélancoliquement les premiers milles de la voie Appienne, le corps d'une jeune fille miraculeusement conservé et d'une beauté indicible. Le teint avait une fraîcheur virginale, les yeux étaient mi-clos et leur regard vivant ; la bouche entr'ouverte semblait prête à parler. Pour soustraire la merveilleuse momie aux regards des profanes, ou par suite d'une idolâtrie naissante, le pape l'aurait fait porter au Capitole, d'où elle aurait un jour mystérieusement disparu. La légende avait raison. La vierge romaine n'était qu'endormie, et ses yeux s'entr'ouvraient aux lueurs de la Renaissance ; et, dans ce même Capitole où elle était prisonnière, Pétrarque, le jour où il y monta, la vit, et, sous le souffle ardent du chantre désespéré de Laure, elle s'éveilla et le consola, l'ayant pris pour premier amant. Et il lui fut fidèle jusqu'à la mort, qui le surprit, penché sur ses manuscrits où palpitait l'âme de son amante. Alors la beauté pure se leva sur le monde en travail du moyen âge, et dans la cave scolastique un rayon filtra, et le pédantisme s'inquiéta du goût, et le chaos aspira à l'harmonie. C'est donc le retour à la Femme, dont Pétrarque est le premier chantre, qui est l'aurore de la Renaissance. Ce n'est pas la vierge ressuscitée de la légende qui l'inspira, c'est la Déesse vivante, c'est Laure de Noves (ou de Sade). C'était par une belle journée d'avril, elle était venue à l'église des religieuses de Sainte-Claire. Là, lui aussi était venu ; il était alors un jeune ecclésiastique de belle mine, aux cheveux frisés au petit fer, finement chaussé et fort attentif à sauver la blancheur de ses vêtements du piétinement des haquenées. Il était entré dans cette église avec tous ses vieux préjugés ; il y reçut l'étincelle d'amour qui en fit un homme nouveau, étincelle qui alluma en lui un incendie qui dura vingt ans. Ce fut la cause première de sa gloire ; il comprit dès sa jeunesse ce qu'était l'amour sacré, et, quoiqu'il traversât les orages des passions, une lueur continua à briller en lui. La flamme adoucie luit comme en une lampe fidèle au-dessus de l'autel ; dans son amour spiritualisé, il confond Laure et la Vierge, la réalité et le rêve.
Cordialement.
Fin du IVème siècle : du Moyen Âge à la Révolution