• Quand les maladies du "croire"mettent en danger la démocratie (Le Monde), juin 2021

    La religion, l’idéologie, la science… : quand les maladies du « croire » mettent la démocratie en danger

     

    Par Virginie Larousse

    Publié le 11 juin 2021 à 09h27 - Mis à jour le 13 juin 2021 à 18h57

     

    ENQUÊTE

    L’entrée dans la modernité occidentale a été marquée par un changement de paradigme majeur : croire en Dieu ne va plus de soi. Mais la faillite des idéaux séculiers qui avaient succédé aux croyances religieuses, en privant l’individu d’horizon métaphysique, a laissé place au vide.

    « Si je crois en Dieu ? Oui, quand je travaille », écrit Matisse en 1947. Lui, le peintre agnostique, s’apprête à se lancer littéralement corps et âme dans ce qu’il considérera comme son plus grand chef-d’œuvre, pépite de l’art sacré qu’il a pensée et peaufinée dans les moindres détails : la chapelle du Rosaire à Vence (Alpes-Maritimes). Picasso s’en étonne : « Mais pourquoi faites-vous ces choses-là ? Je serais d’accord si vous étiez croyant. Dans le cas contraire, je pense que vous n’en avez moralement pas le droit. » Et Matisse de lui faire cet aveu : « Au fond, Picasso, il ne faut pas que nous fassions les malins. Vous êtes comme moi : ce que nous cherchons tous à retrouver en art, c’est le climat de notre première communion. »

     

    Cette conversation entre ces deux monstres sacrés de la peinture en dit long sur le changement de paradigme qui marque le XXe siècle : croire – sous-entendu en Dieu, compris au sens le plus classique du terme – ne va plus de soi. Et si l’adhésion au christianisme avait jusqu’alors façonné la société tous azimuts, de la politique à la vie intellectuelle, artistique et culturelle, ce siècle va être celui de la métamorphose. De manière très symbolique, il débute par la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, votée en 1905, qui pose les bases d’une société laïque. La « France très chrétienne » est morte, vive la liberté de conscience !

    Une liberté acquise de haute lutte, après des siècles d’emprise religieuse. Mais une liberté qui n’est pas sans générer une sourde nostalgie, une béance métaphysique, comme le laisse entendre la confidence de Matisse à Picasso.

    Le sentiment d’avoir quitté à jamais l’âge de l’innocence, où l’on croyait spontanément ce qui nous était enseigné. Où l’on s’en remettait naturellement à Dieu. « L’immense absence, partout présente », déplorée par le philosophe Alain.

     

    Force vitale

     

    Une telle rupture ne s’est certes pas produite du jour au lendemain. Elle est le fruit d’une lente mutation qui, en France, a commencé dès le XVIe siècle pour atteindre aujourd’hui son paroxysme, semble-t-il. C’est du moins le constat que dresse le philosophe Camille Riquier, qui a publié, en 2020, un essai dont le titre vaut diagnostic : Nous ne savons plus croire (Desclée de Brouwer). Pour lui, « la question de Dieu (…) a été déracinée de bien des consciences, au point que certains ne savent même plus ce que veut dire “croire” ».

    De fait, il n’est pas inutile de s’interroger sur la signification de ce verbe souvent connoté péjorativement, car perçu comme un rapport fictif au savoir. Croire ne serait qu’une certitude facile émancipée du travail de la raison, une adhésion plus ou moins hasardeuse à une idée, alors que le savoir se fonderait, lui, sur la vérité. D’où les acceptions péjoratives dans lesquelles on croise ce verbe, par exemple dans l’expression « avoir la faiblesse de croire ».

    L’étymologie du mot « croire » n’a pourtant rien de dépréciatif. Dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes (1969), le linguiste Emile Benveniste fait remonter le latin credo au terme sanskrit kredh, qui signifie « force vitale », auquel est adjoint le terme dhe, « poser ». Croire, ce serait donc « poser en quelqu’un la force vitale » dans un acte de confiance qui attend contrepartie. D’ailleurs, la notion de crédit, au sens financier du terme, dérive de la même racine sanskrite. Autrement dit, croire, c’est faire confiance, s’engager dans une relation de réciprocité.

     

     

    Pendant des siècles, cette relation de confiance envers quelque chose qui nous dépasse, qu’on le nomme esprit, saint, dieu avec ou sans majuscule, ne souffrait pas la discussion, tant elle semblait évidente – hormis chez quelques philosophes tel Lucrèce. Mais ce contrat de confiance s’est rompu au XVIIIe siècle, sous l’effet des Lumières et de la Révolution française, qui entendent mettre fin au joug religieux.

    Par la suite, nombre de penseurs auront à cœur d’en finir avec la « superstition », d’Auguste Comte (1798-1857), qui voyait dans l’« âge théologique » un stade dépassé de l’histoire, à Ludwig Feuerbach (1804-1872), en passant par Marx ou Freud. Dans L’Avenir d’une illusion (1927), le fondateur de la psychanalyse compare le croyant à un enfant englué dans ses peurs. Quant à Nietzsche, il se fait le pourfendeur de toute croyance lénifiante que l’être humain serait tenté d’adopter : « On mesure la force d’un homme, ou, pour mieux dire, sa faiblesse, au degré de foi dont il a besoin pour se développer, au nombre de crampons qu’il ne veut pas qu’on touche parce qu’il s’y tient. »

    En finir avec la religion signifie-t-il cependant en finir avec le fait de croire ? Il apparaît que non. Et les révolutionnaires français ne s’y sont pas trompés : s’ils souhaitent mettre au pas l’Eglise catholique, ils proposent, dans le même temps, un « culte de l’Etre suprême », conscients de la nécessité de souder le peuple autour d’idéaux communs.

     

    Un besoin essentiel

     

    De fait, croire apparaît comme un besoin inhérent à la nature humaine, comme « une étape fondatrice de la construction psychique et identitaire » de l’individu, souligne la psychanalyste Julia Kristeva, autrice de Cet incroyable besoin de croire (Bayard, 2018). Dès la préhistoire, les hommes ont bâti un récit symbolique qui donne sens à leur vie – les premières sépultures humaines ayant fait l’objet de gestes cérémoniels, à Skhul et à Qafzeh (Israël), pourraient témoigner des premières croyances de l’humanité, il y a cent mille ans de cela.

    C’est autour de leurs croyances que les sociétés humaines se sont construites. Elles ont ordonné leur monde en tentant de l’expliquer sur le plan métaphysique, en organisant les relations entre les individus, en leur apportant des motivations d’agir. « La force des humains, estime la rabbine Delphine Horvilleur, tient à cette capacité à avoir une action politique dans le monde en partageant des récits qui leur permettent d’agir ensemble. »

    Ce qui est vrai au niveau collectif l’est également au niveau individuel. « Ne plus croire en rien, c’est bien ne plus savoir où aller (…) C’est être perdu et en souffrir », observe le psychanalyste Frédéric-Pierre Isoz dans Pourquoi croyons-nous ?, coécrit avec le philosophe Claude Debru (Odile Jacob, 2020). A ce titre, ce qui est pathologique n’est pas d’avoir la foi, mais d’avoir perdu toute capacité à s’illusionner, au sens positif du terme, relève Julia Kristeva : « Pour l’être humain, pour sa bonne santé psychique, se faire des illusions, avoir des illusions, est indispensable. »

    Il serait faux de dire que le nouveau monde qui se construit sur les ruines de l’Ancien Régime n’a pas été en mesure de combler ce « besoin essentiel ». Celui-ci a en effet trouvé d’autres voies de sublimation que celle de Dieu, devenu, selon les mots du philosophe Camille Riquier, un « soleil noir » brillant surtout par son absence.

    De même, il serait réducteur de limiter le domaine du « croire » à la seule foi en un ou plusieurs dieux. Associé à la pulsion de vie, ce besoin peut se trouver pleinement comblé par l’adhésion à un idéal, quelle qu’en soit la nature.

     

    La science « sacrée »

     

    Les idéaux n’ont pas manqué après la Révolution, la société moderne ayant établi ses bases sur ce que le sociologue allemand Hans Joas nomme, dans Les Pouvoirs du sacré (Seuil, 2020), des « expériences de resacralisation ». Un transfert de transcendance s’opère ainsi entre la religion et la politique. A l’instar d’autres mouvements, le marxisme a souvent été dépeint comme une « religion de l’histoire », avec une forte dimension messianique : l’auteur de La Dernière Tentation (publié en France chez Plon en 1959), Nikos Kazantzakis, voit en Lénine un « Christ rouge » et dans Moscou « la Jérusalem nouvelle du Dieu nouveau ».

    La science et la technique se trouvent, elles aussi, investies d’une aura de sacralité. Les avancées sans précédent qu’elles connaissent au XIXe siècle font d’elles les vectrices de progrès indéniables pour l’humanité, au point que « la religion de la science se substituerait à la religion tout court mais ne serait pas d’une espèce très différente », ironise Nietzsche dans Le Gai Savoir (1882). En somme, la toute-puissance – au sens religieux du terme – donnée à la science constitue « un avatar tardif de la foi chrétienne », souligne le philosophe Michaël Fœssel.

     

     Pour autant, les idéaux du triptyque politique, science et technique ont fait long feu. Les idéologies politiques – marxisme, communisme, nazisme –, qui se sont avérées tout aussi dangereuses que les excès des religions, se sont effondrées. Un effondrement qui prolonge aujourd’hui par la déliquescence des partis traditionnels de gauche et de droite, exsangues.

    Les progrès techniques ont contribué, sur leur versant négatif, à produire des sociétés mécanistes désincarnées, obsédées par la croissance de l’économie libérale. Ironie du sort, cette dernière repose partiellement sur des fondements tout aussi indémontrables que les intuitions religieuses. Auteur du Divin Marché (Denoël, 2007), le philosophe Dany-Robert Dufour souligne, en particulier, que la croyance capitaliste en une « main invisible » (sorte de Providence divine censée réguler le marché) relève d’une pensée théologique – le père du libéralisme, Adam Smith, était d’ailleurs théologien de formation.

     

     

    Quant à l’entreprise de « désenchantement du monde », pour reprendre l’expression du sociologue allemand Max Weber au début du XXe siècle, qui entendait le transformer en objet d’étude et l’expliquer rationnellement, elle a abouti à faire que « la vie, qui est une chose étonnante, fabuleuse, incroyable, a été banalisée et trivialisée », regrette Edgar Morin (Connaissance, ignorance, mystère, Fayard, 2017).

    Pas plus que les croyances religieuses, les idéaux séculiers ne résistent donc au passage devant le tribunal de la raison critique. « Les promesses du bonheur terrestre par lesquelles on avait cru pouvoir remplacer les promesses du bonheur céleste ont été, à leur tour, décrédibilisées », soulignent le politologue Philippe Portier et le sociologue Jean-Paul Willaime (La Religion dans la France contemporaine, Armand Colin, 320 pages, 29 euros).

     

    Danger pour la démocratie

     

    Car la science n’est pas toute-puissante. Elle ne peut tout expliciter, ni contredire catégoriquement la possibilité d’une transcendance. Des pans entiers nous font défaut pour comprendre les lois de l’univers : 95 % de ce qui constitue l’univers (matière noire et énergie sombre) restent une énigme, tandis que la théorie du Big Bang « est parfaitement compatible avec l’idée de Dieu », précise l’astrophysicien Hubert Reeves. Souvent – mais pas tout le temps – capable de répondre à la question du « comment », la science reste muette quant à celle du « pourquoi ».

    Tribune :« Croire à la science ou pas est devenu une question éminemment politique, sans doute celle qui va décider de l’avenir du monde »

    L’épidémie de Covid-19 a, du reste, contribué à faire descendre les médecins, divisés et incertains sur les solutions à apporter face à la maladie, du piédestal sur lesquels ils avaient été installés. S’en est suivie une désillusion d’autant plus cruelle que leur discipline était investie d’« une dimension quasi religieuse », rappelle Michaël Fœssel – les professeurs assumant la fonction de prêtres, se répartissant en chapelles et allant jusqu’à prononcer des sentences d’excommunication à l’égard des médecins hérétiques.

    Privés d’idéaux incitant au dépassement, littéralement dévitalisés – pour en revenir à l’étymologie du verbe « croire » –, « nous étouffons de plus en plus parce que, cantonnés dans des univers clos réduits à leur dimension matérialiste, dans lesquels les relations entre les êtres humains sont marquées par un déficit incroyable d’humanité, nous avons fermé la porte de tous les grands horizons d’espérance métaphysique », analyse le philosophe Abdennour Bidar.

    Même la défense de la liberté, si puissamment fédératrice dans le passé, n’apparaît plus comme une valeur d’engagement pour les jeunes générations qui l’ont toujours connue. Gavées ad nauseam par des années de matérialisme, nos sociétés blasées se trouvent face à une crise du « croire » inédite ou presque, dont les conséquences délétères finissent par constituer un danger pour la démocratie.

    Il ne s’agit évidemment pas de nier les immenses acquis – qu’ils soient sociaux, médicaux, juridiques ou technologiques – que la modernité a rendus possible, ni de négliger la nécessité d’exercer son esprit critique. Douter est indispensable. C’est un corollaire de la liberté, une manière d’exercer sa dignité d’être humain, comme Descartes l’avait relevé en son temps. Toutefois, comme le notait le mathématicien Henri Poincaré (1854-1912), « douter de tout ou tout croire, ce sont des solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir ».

     

    Le lit du relativisme

     

    Ces deux écueils apparaissent pourtant caractéristiques de la postmodernité. Au point que le doute sceptique, appliqué de manière anarchique et indifférenciée à tous les domaines du savoir, a fini par faire le lit du relativisme – toutes les idées se valent, quelle que soit la solidité de leur fondement. Ou comment le doute, faute d’être véritablement motivé, se mue lui-même en une croyance superficielle qui n’a, en réalité, que l’apparence du savoir. Et Régis Debray de constater : « Les croyances, ce sont toujours celles des autres. Au présent, on ne connaît que la certitude. »

    Mais si l’esprit critique a abouti à fixer « l’inévidence de Dieu comme toile de fond », souligne Camille Riquier, le paradoxe est que cette incroyance s’accompagne d’un retour en force de la crédulité. « Déçu par trois siècles de rationalisme auquel nous avons trop demandé, notre siècle n’est à nouveau plus si sûr de ce qu’il croit ni de ce qu’il sait », observe le professeur à l’Institut catholique de Paris, qui voit en nous des êtres « follement crédules » et « follement bêtes ».

    La nature ayant horreur du vide, les croyances les plus improbables se développent en lieu et place du Dieu mort, érigées au rang de vérités absolues, alors que le savoir est ravalé au rang d’opinion. L’actualité récente l’illustre avec une acuité particulière : déstabilisante, la pandémie de Covid-19 forme le terreau propice à la diffusion d’idées complotistes, avance le spécialiste de psychologie cognitive Thierry Ripoll, auteur de Pourquoi croit-on ? (Editions Sciences humaines, 2020).

    Vérité et opinion, des mots qui sont devenus des quasi-synonymes à l’heure où chacun entend donner « sa vérité » – alors qu’il ne s’agit le plus souvent que de son opinion. « Dépossédé de sa raison souveraine (doute faible), délesté du poids des anciennes autorités (foi faible), l’homme postmoderne a beau être incroyant, rien ne peut plus l’empêcher de croire n’importe quoi. Les croyances, libérées de leur mise sous tutelle, se dérèglent à nouveau ; faute d’une instance supérieure à laquelle se subordonner, elles s’abaissent naturellement, et se branchent directement sur le pulsionnel : on croit ce qui nous plaît ; on croit ce qui nous fait peur », note Camille Riquier, qui conclut qu’« à la démocratie éclairée s’est substituée la “démocratie des crédules” » – reprenant ici l’expression du sociologue Gérald Bronner.

     

    Marque d’individuation

     

    Cette dérégulation est accentuée par le flot des images qui inondent nos sociétés devenues « idolâtres », juge Bruno Nassim Aboudrar, auteur des Dessins de la colère (Flammarion, 192 pages, 18 euros). « Nous fabriquons de telles quantités d’images que nous ne savons pas lesquelles croire (…). Le problème est que nous croyons en les images, en les forces immatérielles qu’elles détiendraient physiquement, comme jamais nous n’y avons cru (…). L’idolâtrie prend le pas à la fois sur la religion et sur le scepticisme », tranche le professeur d’esthétique à l’université Sorbonne-Nouvelle.

    CHRISTELLE ENAULT

    Autre maladie du « croire », et non des moindres : le fondamentalisme et la radicalisation religieuse, qui ne sont, au fond, remarque Julia Kristeva, « que l’expression grossière de ce besoin de croire (…), une récupération perverse et morbide de l’expérience fondatrice du “croire” ». Or, à une époque où les idéaux ont failli, « le djihadisme constitue l’unique cause pour laquelle des milliers de jeunes Européens sont prêts à aller mourir loin de chez eux », souligne le journaliste au Monde Jean Birnbaum dans Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil, 2016).

    Pas sûr, néanmoins, qu’il faille voir dans l’actuel « retour du religieux », discerné par certains spécialistes, un retour du « croire » à proprement parler. Pour le philosophe Philippe Muray, « les cultes qui se battent de façon si sanglante ne se battent pas pour une foi mais par détresse de l’avoir perdue, et par certitude de ne jamais la retrouver, et dans l’espoir d’anéantir, en rayant l’adversaire de la surface de la terre, cette détresse aussi et cette certitude » (Moderne contre moderne. Exorcismes spirituels, tome IV, Les Belles Lettres, 2005).

    Certaines manifestations du « croire », moins délétères, témoignent cependant d’une forme d’inversion des valeurs. Alors que les idéaux du passé, religieux ou séculiers, avaient vocation à inviter l’individu à faire corps avec la société, à se relier, à s’ouvrir à l’extérieur de lui, l’acte de croire apparaît souvent, de nos jours, comme un moyen d’exprimer sa singularité.

    Le « croire » devient une marque d’individuation – phénomène sans doute corrélé à la « sainte ignorance » caractéristique de l’ultramodernité que le politologue Olivier Roy a mise en exergue. La transmission traditionnelle ne se faisant plus (ou peu), chacun peut bricoler son propre credo à sa guise. La crispation identitaire n’est peut-être qu’un avatar de cet écueil, puisque, en réduisant l’individu à son identité religieuse, elle le coupe de ceux qui ne la partagent pas.

     

    La possibilité d’un renouveau

     

    Pour déstabilisante qu’elle soit, une telle mutation ne pourrait-elle toutefois pas, à terme, se révéler féconde ? C’est l’option que choisit Jean-Luc Marion (Brève apologie pour un moment catholique, Grasset, 2017), pour qui la soif inassouvie d’idéaux peut être l’opportunité de retrouver le sens de la foi, du sacré. De donner une nouvelle fraîcheur à la religion dans ce qu’elle a de meilleur, quand elle est fidèle à sa vocation d’être pourvoyeuse de lien, et non de division – n’oublions pas qu’une étymologie possible du mot « religion » est le latin religare, « relier ».

     

    De fait, le philosophe allemand Jürgen Habermas constate que les sociétés postsécularisées redécouvrent l’importance des sources culturelles – y compris religieuses – pour nourrir une éthique renouvelée (Entre naturalisme et religion, Gallimard, 2008). Et bien que les figures de l’agnostique ou de l’athée soient devenues prédominantes en ce XXIe siècle, ces conceptions n’entrent pas forcément en conflit avec la possibilité d’investir un héritage religieux.

    « Mon athéisme n’est pas un savoir : c’est une croyance ou une conviction », déclare le philosophe André Comte-Sponville, tout en assumant une « fidélité à l’égard de la tradition judéo-chrétienne,  

    « Agnostique chrétien », l’anthropologue Bruno Latour propose, pour sa part, de conserver l’héritage de la foi, mais en l’expurgeant du « poison de la croyance ».

     

     Le moment actuel offre peut-être, finalement, la possibilité de se réinventer. En prenant le meilleur de ce que la modernité a pu apporter – liberté de conscience, émancipation de l’individu –, et en lui adjoignant, invite Abdennour Bidar, « un sens de la vie qui soit au moins aussi puissant que celui des religions du passé », se trouverait la possibilité d’un réenchantement suprareligieux. Un « par-delà » de l’athéisme et de la religion. « La modernité, postule l’auteur de Comment sortir de la religion (La Découverte, 2012), n’a pas su aller au bout de son propre geste en installant l’homme sur le trône de Dieu qu’elle venait de mettre à mort… La grande erreur de la sortie occidentale de la religion aura été de laisser vide le trône de Dieu. »

     

    C’est probablement dans un rapport renouvelé au savoir que se trouve la clé qui permettra à l’homme postmoderne d’en finir avec le talon d’Achille du nihilisme exacerbé. Telle est du moins la voie qu’ont empruntée les penseurs du XVIIe siècle pour sortir de la crise de conscience (de confiance ?) que leurs prédécesseurs ont connue. En mettant à profit le fameux doute cartésien et en refusant « deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison », comme le préconisait Blaise Pascal (1623-1662) – car, disait l’auteur des Pensées, « nier, croire, et douter bien, sont à l’homme ce que le courir est au cheval » –, ils sont sortis de l’opposition binaire entre raison et foi pour retrouver le sens de ce qui en « l’homme passe infiniment l’homme ».

     

    Voici le défi auquel les sociétés occidentales semblent confrontées : renouer avec l’esprit de nuance, retrouver cet équilibre qui se construit, selon Julia Kristeva, « lorsque le besoin de croire s’ajuste au désir de savoir ». C’est à cette condition, estime Abdennour Bidar, que l’homme pourra s’installer sur « le trône vacant de Dieu ».

    En ces temps où croire – croire vraiment, avec ce que cela engendre de ferveur et d’agir – apparaît comme un horizon inatteignable, il se pourrait bien qu’il faille, dit Camille Riquier, « apprendre ou réapprendre à croire, et tout reprendre, encore ».

     

    « Nous ne savons plus croire » : le XXIe siècle, avatar du XVIe siècle ?

     

    Dans son essai, Nous ne savons plus croire (Desclée de Brouwer, 2020), le professeur de philosophie Camille Riquier dessine un intéressant parallèle entre le XVIe siècle et la crise du « croire » postmoderne, toutes proportions gardées. Si ces deux temps s’ouvrent de manière particulièrement prometteuse – la Renaissance pour le premier, les « trente glorieuses » pour le second –, les décennies suivantes s’avèrent bien plus sombres.

     

    Ces périodes sont en effet marquées par l’irruption de nouvelles idées religieuses. Au siècle de Montaigne (1533-1592), la Réforme vient mettre à mal « nostre ancienne creance », rapporte l’auteur des Essais. Les guerres de religion et la fin d’une foi unique révélée le montrent de manière flagrante : la croyance n’est en réalité qu’une façon de tenir pour vrai ce qui ne l’est pas nécessairement – d’où la défiance et le relativisme qui s’ensuivent. Les sociétés modernes de la vieille Europe se pensaient, elles, définitivement sécularisées et laïques. Et voilà que l’installation d’un islam européen – remettant sur le devant de la scène un Dieu que l’on croyait « mort » depuis Nietzsche – vient pareillement déboussoler la certitude d’en avoir fini avec des croyances jugées aliénantes.

     

    Autre point de jonction : à l’instar du XXe siècle, l’époque de Montaigne a été ébranlée par une dérégulation des savoirs – avec l’imprimerie dans le premier cas, Internet dans le second. Les connaissances ne sont plus soumises aux autorités traditionnelles de transmission jusque-là garantes d’un jugement éclairé (école, université, presse). Diffusé de manière anarchique, ce maelström s’apparente davantage à une accumulation foutraque d’informations qu’à un savoir maîtrisé capable de se substituer aux croyances déchues. D’où, estime Riquier, « un scepticisme diffus et sans vigueur, incapable d’empêcher l’esprit de divaguer », sur fond de mondialisation qui met l’homme contemporain face à une multitude de manières d’envisager le rapport à l’existence.

    Aussi, si l’historien Lucien Febvre avait qualifié l’époque de Montaigne de « siècle qui veut croire », le professeur de philosophie voit-il dans les errements de l’homme contemporain, en dépit des apparences, le signe d’un temps qui cherche désespérément à croire.

     

     

    Virginie Larousse

     


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