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Par Christelle Bouley le 17 Février 2021 à 14:27
Bien que peu connu du grand public, Jacques Ellul (1912-1994) est pourtant un brillant et redoutable penseur de la technique et de l’emprise de plus en plus systématique qu’elle exerce sur toutes les dimensions de notre existence. Un peu plus de quarante ans après sa première publication reparaît L’Empire du non-sens (L’Échappée, 2021, 288 p., 20 €), qui s’interroge sur le rôle que l’art joue désormais dans le contexte d’une société envahie par la technologie et constamment soumise à l’injonction de l’efficacité.
Le diagnostic que porte Ellul (1912-1994) est sévère : loin d’offrir l’espace de contemplation ou de méditation qu’on pourrait attendre de lui, l’art contemporain apparaît « totalement intégré au système technicien, exact reflet de cette technique, de sa perfection glacée, de son insignifiance, de son efficacité absente, de son indifférence au plaisir, à la beauté, à la souffrance ». À qui la faute ?
Sujet de philosophie possible:
La technique a-t-elle tué l'art?
Voici les artistes qui se focalisent sur les processus de production des objets au lieu de se concentrer sur la beauté des œuvres achevées, qui négligent la nécessité de la beauté des œuvres et qui deviennent de plus en plus obsédés par l’analyse des moyens de production, qui s’interrogent sur l’acte artistique… et dont le travail devient lui-même une réflexion sur les procédés techniques eux-mêmes ! « On n’écrit pas un roman, mais un texte sur le fait d’écrire un roman, on ne fait pas un tableau mais on met en lumière la technique de sa facture, et les rouages eux-mêmes deviennent “œuvre d’art” comme ce qu’on aurait autrefois appelé dessins préparatoires […]. Le tableau est ramené à sa réalité d’objet, la musique est faite d’objets sonores ». Et Ellul de citer le musicien John Cage, pour qui « il faut accepter qu’un son est un son » comme illustration de cette perte du sens et d’ambition.Le fétichisme de l’objet
L’art contemporain fait ainsi, presque malgré lui, triompher le culte de l’objet, notamment dans le pop art. « Mettre sa signature sur une boîte de conserve ou ajouter une trace de peinture sur une bouteille de Coca, ce n’est pas faire entrer ses objets dans le monde de l’art, c’est attester que l’art est devenu totalement impuissant en tant que reprise symbolique du monde, et qu’il démissionne en désignant comme seul objet qui puisse être digne de l’attention, de l’admiration et de la vénération de l’homme contemporain, le briquet plastique ou l’assiette en carton. » Qu’ils en soient conscients ou qu’ils s’illusionnent, ces artistes-là – et encore, Ellul n’a pas connu Jeff Koons ! – ont capitulé devant la puissance d’une technique qui domine sans partage sa vision du monde et l’impose partout, jusque dans ces lieux qu’on pensait épargnés que sont les musées et les galeries d’art.
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Par Christelle Bouley le 27 Octobre 2020 à 08:54
Dans le cadre du grand oral, pour les ST2S, je trouve ce texte intéressant à étudier, également pour réfléchir en règle générale sur la notion d'intempérance (qui s'oppose à la vertu de tempérance). On peut se demander dans le cadre du grand oral si l'alcoolisme est une maladie et cette lettre répond à cette question avec des arguments, d'où l'intérêt de sa lecture:
"Je suis alcoolique, j'ai besoin de votre aide.
Ne me sermonnez pas, ne me blâmez pas, ne me réprimandez pas.
Vous ne seriez pas fâchés contre moi si je souffrais de tuberculose ou de diabète. L'alcoolisme est aussi une maladie.
Ne jetez pas mes bouteilles, ce n'est que gaspillage parce que je trouverai toujours le moyen de m'en procurer d'autres.
Ne me laissez pas provoquer votre colère. Si vous m'attaquez verbalement ou physiquement, vous ne ferez que confirmer la mauvaise opinion que j'ai de moi-même, je me déteste déjà suffisamment.
Ne permettez pas que votre amour pour moi et votre inquiétude à mon sujet vous portent à faire à ma place ce que je devrais faire moi-même. Si vous assumez mes responsabilités, vous m'empêchez irrémédiablement de les assumer. Mon sentiment de culpabilité augmentera et vous m'en voudrez.
N'acceptez pas mes promesses. Je promettrai n'importe quoi pour me tirer d'affaire. Mais la nature de ma maladie m'empêche de les tenir, même si je suis sincère au moment où je les fais.
Ne faites pas de vaines menaces. Quand vous aurez pris une décision soyez inébranlable.
Ne croyez pas tout ce que je vous dis, c'est peut-être un mensonge. Nier la réalité est un symptôme de ma maladie. Du reste, je suis porté à ne pas respecter ceux que je peux duper trop facilement. Ne me laissez pas vous exploiter ou abuser de votre bonne volonté en aucune façon. L'amour ne peut survivre longtemps à un climat d'injustice.
N'essayez pas de dissimuler la vérité à mon sujet ou de me soustraire aux conséquences de mon intempérance.
Ne mentez pas, ne payez pas mes dettes, n'allez pas travailler pour faire face à mes obligations familiales. Ces interventions peuvent retarder ou atténuer la crise qui, précisément, me pousserait à chercher de l'aide. Je peux continuer de nier que j'ai un problème d'alcool aussi longtemps que vous me permettez d'échapper automatiquement aux conséquences de mon intempérance.
Surtout renseignez-vous autant que possible sur l'alcoolisme et sur la façon dont vous devez agir avec moi...
Je vous aime,Votre alcoolique"
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Par Christelle Bouley le 20 Octobre 2020 à 16:08
"Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge.
Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. […]"Jules Ferry.
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Commentaire de la rédactrice du blog
Même si je trouve inadmissible que des gens tuent parce que des caricatures ont été montrées( meurtre de Samuel Paty, attentats de Charlie hebdo) je tiens à dire que ces caricatures posent problème et que faire croire que la liberté d'expression, c'est le droit de piétiner la religion des autres et de l'insulter, est une erreur. Si la justice avait mis des barrières à ces dessins choquants, peut-être que des vies auraient été épargnées. Etre libre, ce n'est pas faire ce que l'on veut. La liberté d'expression s'arrête là où elle fait mal...
Je rappelle l'extrait de la lettre de Jules Ferry aux instituteurs qui demande de faire preuve d'une extrême prudence dans l'instruction morale pour ne pas heurter. Or, ces caricatures heurtent et on fait semblant de croire le contraire. Regardez la caricature: une étoile est née. C'est obscène, très dur sur le plan symbolique et oui, elle possède un caractère pornographique. Arrêtons de faire croire le contraire. Pour ma part, en tant qu'enseignante, j'ai une fois renoncé avec une classe à poursuivre le texte de Montesquieu sur la dénonciation de l'esclavage, car l'ironie n'était pas comprise par les élèves qui prenaient tout au premier degré. Ce ne fut pas une lâcheté de ma part, mais plutôt une volonté de revoir ma pédagogie pour les amener plus tard à mieux saisir le texte qui n'était pas abordable pour cette classe à l'instant T. Arrêtons de dire que ces caricatures ne sont rien...
Pour finir, l'extrait de la lettre de Jules Ferry aux instituteurs. À méditer:
"Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge.
Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment, car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse, c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. […]."Jules Ferry.
Je milite dans ma vie privée et dans mon métier pour la justesse des mots, pour une certaine congruence et face au sujet qui nous concerne, j'estime qu'il faudrait poser le problème de façon juste, ce qui n'est pas fait actuellement dans la société.
La vraie problématique qui n'est jamais posée, c'est: comment sommes-nous passés de caricatures insultantes envers la religion musulmane à un crime barbare?
Ce n'est pas comme on nous le fait croire: comment sommes-nous passés de la liberté d'expression à un crime barbare?
On parle d'apprendre le sens des nuances à nos jeunes, mais commençons par adopter l'art de la nuance dans nos propres questionnements. Montrer l'exemple, c'est la base de l'éducation.
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Par Christelle Bouley le 4 Septembre 2020 à 10:16Extraits
La Peste, vue par Montaigne et André Comte-Sponville
publié le 31 août 2020 4 minNous remercions André Comte-Sponville et les éditions Plon, chez qui paraît le Dictionnaire amoureux de Montaigne le jeudi 3 septembre, de nous autoriser à reproduire ce texte. Aujourd’hui, nous publions l'entrée “Peste” de l’ouvrage.
« Montaigne côtoya plusieurs épidémies de peste, que ce fût durant ses voyages ou, en 1585, dans le Bordelais. J’oserai dire qu’il n’en faisait pas “toute une maladie”, au sens familier de l’expression : il ne dramatisait pas la chose, qui n’en a nul besoin (le taux de létalité, chez les personnes contaminées, avoisinait les 100 %), ni ne se laissait exagérément affecter par la peur légitime qu’elle suscitait. Il est peu doué pour l’imagination, et conséquemment pour la peur, tant que le danger ne fait que menacer. “L’appréhension ne me presse guère, laquelle on craint particulièrement en ce mal” (III, chap. XII, p. 1048). Quant au réel, il ne s’en effraie que modérément. Il voit bien le désastre collectif, ce que nous appellerions aujourd’hui une crise sanitaire majeure, mais prend volontiers exemple sur la “résolution” (la fermeté, le courage, la constance) et la “simplicité de tout ce peuple” :
“Quant au monde des environs, la centième partie des âmes ne se put sauver. […] Chacun renonçait au soin de la vie. Les raisins demeurèrent suspendus aux vignes, le bien principal du pays, tous indifféremment se préparant et attendant la mort à ce soir, ou au lendemain, d’un visage et d’une voix si peu effrayée qu’il semblait qu’ils eussent compromis [s’en fussent remis ou résignés] à cette nécessité et que ce fût une condamnation universelle et inévitable” (pp. 1048-1049).
“Inévitable”, ajoute-t-il, la mort, tôt ou tard, l’est toujours, pour chacun d’entre nous. Si bien que la peste, collectivement exceptionnelle, par le nombre des victimes, n’est guère, pour l’individu, qu’une agonie comme une autre, dans laquelle Montaigne, si souvent confronté à d’horribles souffrances (les coliques néphrétiques), ne voit rien de particulièrement atroce : “C’est une mort qui ne me semble des pires ; elle est communément courte, d’étourdissement, sans douleur, consolée par sa condition publique [parce qu’elle est partagée par beaucoup], sans cérémonie, sans deuil, sans presse” (ibid.). Cela, lorsque son domaine fut “assailli d’une peste véhémente entre toutes”» (p. 1047), ne l’empêcha pas de faire preuve de prudence, ni donc de se tenir autant que possible à l’écart des lieux les plus infestés – y compris, à l’extrême fin de son second mandat, de la ville de Bordeaux, dont il était encore maire pour quelques jours.
Barrès le lui reprochera, y voyant une lâcheté typiquement juive. Cela condamne Barrès plus que l’auteur des Essais. Nul n’est tenu d’être un héros, et Montaigne n’a jamais prétendu en être un. Au demeurant, ses contemporains ne lui ont pas reproché une fuite qu’ils ne comprenaient que trop et dont lui-même ne songe nullement à s’excuser. Il déplore simplement d’avoir été confronté à une si douloureuse situation, encore aggravée par l’imagination que les autres s’en font. Il fait ce qu’il faut ou ce qu’il peut, ne cède ni à la panique ni au découragement, essaie d’éviter le pire, s’adapte au malheur du temps (mais sans l’interpréter, sans lui chercher quelque signification ou justification que ce soit), ne fait pas semblant d’aimer ça, ne cache ni son émotion ni son impatience :
“J’eus à souffrir cette plaisante condition que la vue de ma maison m’était effroyable. Tout ce qui y restait était sans garde, abandonné à qui en avait envie. Moi qui suis si hospitalier, fus en très pénible quête de retraite pour ma famille, une famille égarée, faisant peur à ses amis et à soi-même, et horreur où qu’elle cherchât à se placer, ayant à changer de demeure aussitôt qu’un de la troupe commençait à se douloir [à souffrir] du bout du doigt. Toutes maladies sont prises pour peste ; on ne se donne pas le loisir de les reconnaître. Et le plus beau, c’est que, selon les règles de l’art, à tout danger qu’on approche, il faut être quarante jours en transe de ce mal, l’imagination vous tourmentant pendant ce temps à sa mode et enfiévrant votre santé même. Tout cela m’eût beaucoup moins touché si je n’eusse eu à me ressentir de la peine d’autrui, et servir six mois misérablement de guide à cette caravane” (p. 1048).
J’ai souvent relu cette page, durant la récente pandémie (en serons-nous sortis quand ce livre paraîtra ?) de Covid-19. Elle m’aidait à accepter et mon manque d’“appréhension”, que certains me reprochaient, et ce qui me semblait un excès de frayeur, chez tant d’autres, pour une maladie certes collectivement très inquiétante (on craignait des millions de morts dans le monde, peut- être 300 000 en France), mais individuellement (avec un taux de létalité que les experts estimaient d’environ 0,7 %) tellement moins grave que la peste ! Nul n’est tenu d’être un héros, ni obligé de partager toutes les peurs de ses contemporains.
Le Dictionnaire amoureux de Montaigne, par André Comte-Sponville (Plon) paraît le 3 septembre.
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Liberté, désobéissance civile, contre la tyrannie, article tiré de Philosophie Magazine, JOSHUA WONG