• Qu'est-ce que la vérité?

    La vérité

    La quête de la vérité est le but même de la philosophie. Le Vrai constitue pour Platon, avec le Beau et le Bien, une valeur absolue. Mais qu’est-ce que la vérité et comment y accéder puisqu’on ne peut la confondre avec la réalité ? On se heurte à un problème de définition et de méthode. En général, on définit la vérité soit comme un jugement conforme à son objet (on parle alors de vérité-correspondance), soit comme un jugement non-contradictoire (on parle alors de vérité-cohérence ou de vérité formelle). Son caractère universel la distingue de l’opinion, toujours particulière. D’un point de vue théorique, elle s’oppose à l’erreur et à l’illusion (qui diffère de l’erreur en ce qu’elle persiste même quand elle est expliquée). La vérité a aussi un sens pratique : la véracité désigne le fait de dire la vérité qui, dans ce cas, s’oppose au mensonge. Atteindre la vérité suppose des critères pour la séparer de ce qui n’est pas elle. Lorsque la vérité se reconnaît d’elle-même, ce critère est l’évidence. Mais souvent la vérité est cachée. Dès lors, si elle n’est pas révélée comme dans la religion, elle doit être démontrée. Le scepticisme considère, lui, qu’elle est inaccessible.

     

    Sujet de dissertation corrigé: Peut-on renoncer à la vérité? (extrait de Philosophie Magazine)

     

     

    Introduction / Problématisation

     

    La vérité s'apparente à un idéal. Elle constitue notamment l'un des devoirs moraux fondamentaux (l'interdit du mensonge), mais aussi une obligation sociale, l'objectif du travail judiciaire (participer  à la manifestation de la vérité)... bref, la vérité semble être un devoir. Dès lors, il paraît contradictoire d'y renoncer. Comment pourrions-nous avoir le droit de renoncer à dire la vérité? De quel droit pourrions-nous nous taire? Ou pire, mentir ?...

    Mais renoncer à la vérité, ce n'est pas seulement renoncer à la dire, ce peut être aussi renoncer à la chercher. Le sujet nous demande donc aussi si nous pouvons nous satisfaire de notre ignorance, ou de nos illusions. Alors, il s'agira de se demander pourquoi. S'il peut nous arriver de préférer renoncer à la vérité, c'est-à-dire faire le choix délibéré de ne pas la dire ou de ne pas la chercher, ou si nous pouvons revendiquer un droit à l'ignorance ou au mensonge, c'est que nous y voyons de bonnes raisons.

    La vérité est-elle un devoir absolu (et si oui, pourquoi?) ou existe-t-il des raisons de préférer le mensonge, l'ignorance ou l'illusion (et si oui, lesquelles?).

     

    Partie I.

    On ne peut pas renoncer à la vérité car celle-ci est un devoir.

    Renoncer à la vérité, cela signifie choisir de ne plus la chercher ou la dire. Le terme suppose que la vérité a d'abord été cherchée avant que l'on y renonce. Le renoncement ne vient que dans un second temps... Si nous renonçons à quelque chose, c'est que nous estimons, en général, que cela nous coûte trop ou que cela n'en vaut pas la peine.

    Or, concernant la vérité, est-il légitime de faire un tel calcul? La vérité n'est-elle pas un devoir qui dépasse tous les autres?

    La vérité est en effet d'abord une obligation sociale. La stabilisation de la société passe notamment par la valorisation de la vérité et l'interdit du mensonge. La société étant fondée sur des échanges, et étant le lieu des échanges, la sincérité et la véracité de ses membres sont indispensables pour que ces échanges puissent avoir lieu. Nous ne saurions vivre dans une société où les dires et les promesses des autres seraient toujours susceptibles d'être mensongers. C'est ainsi que Nietzsche explique la valorisation de la vérité dans Le livre du philosophe.

    Mais la vérité n'est pas seulement pratique dans la sphère sociale. C'est aussi un devoir moral : dire la vérité relève d'une forme de dignité de l'être humain, capable de se montrer à la hauteur de sa nature raisonnable, de ne pas veiller à son seul intérêt, mais de tenter de se montrer digne de l'humanité qu'il porte et de celle que les autres portent. Dans ce cadre, la vérité est un devoir moral (et pas seulement une obligation sociale), or un devoir moral est absolu, c'est-à-dire qu'il doit être suivi en toutes circonstances, non parce qu'il serait utile, mais parce qu'il est juste. Pour Kant, dans les Fondements de la métaphysique des moeurs, la loi morale nous interdit catégoriquement de renoncer à la vérité.

    Enfin, la question se pose aussi pour la recherche de la vérité. La vérité ne s'entend pas seulement dans le champ moral (par opposition au mensonge), mais aussi dans le champ scientifique (par opposition à l'erreur, l'ignorance). La question n'est donc plus seulement de savoir si nous avons le droit de renoncer à dire la vérité, mais aussi si nous pouvons nous permettre de renoncer à la chercher. Or, là encore la vérité semble être un devoir : elle est, là aussi, ce qui nous permet de nous montrer dignes de l'humanité que nous portons, et elle est, par ailleurs, ce qui peut nous permettre de nous libérer du réel que nous subissons (parfois). Pour Marx, par exemple, chercher la vérité est un devoir, car c'est ce par quoi nous nous libérons.

     

    Donc la vérité est un devoir. Toutefois, ne pouvons-nous pas, concrètement, être amenés à y renoncer? Le coût de la vérité n'est-il en effet pas trop élevé? Le mensonge, l'illusion, l'ignorance ne sont-ils pas préférables?

    Partie II.

    Il arrive de renoncer à la vérité car celle-ci est trop coûteuse.

    La vérité est en effet coûteuse pour celui qui la révèle ou la dévoile, et qui s'expose aux représailles de ceux à qui il aura dévoilé une vérité trop brutale ou difficile à entendre. Dans Les Pensées, Pascal montre ainsi en quoi les sociétés de cour reposent sur l'hypocrisie des courtisans, qui préfèrent cacher une vérité que les puissants auraient pourtant souvent bien intérêt à entendre de peur des sanctions que cela leur ferait encourir. De la même manière, et comme le montre par exemple l'allégorie de la caverne de La République de Platon, la vérité est bien souvent coûteuse pour celui qui l'entend, la révélation de la vérité constitue souvent un moment d'une telle brutalité que la vérité devient inaudible et suscite le rejet. 

    Dès lors, on comprend quelles sont les raisons qui peuvent conduire à préférer rejeter la vérité ou à baisser les bras face à elle. Sa révélation est souvent brutale. Au contraire, l'ignorance ou l'illusion procurent une intense satisfaction. Dans La Nouvelle Heloïse, Rousseau nous montre ainsi comment nous avons intérêt à nous réfugier dans la rêverie, où nous trouvons une bien plus grande jouissance que dans le réel, qui ne peut que nous décevoir. L'illusion vaut alors mieux que la vérité.

    La vérité peut même être dangereuse, par l'instrumentalisation qui peut en être faite. Une découverte scientifique ne peut-elle pas faire l'objet d'utilisations néfastes? Ne vaut-il alors pas mieux renoncer à chercher une vérité dont les applications techniques ou technologiques pourraient être nuisibles ou dangereuses? Pour Jonas, par exemple, dans le Principe Responsabilité, l'un des problèmes de notre rapport à la nature et au progrès est de ne plus avoir une foi aveugle en un progrès indéfini des sciences et techniques.

     

    Il semble donc y avoir de bonnes raisons de renoncer à la vérité. Celle-ci est trop coûteuse, potentiellement dangereuse. Pourtant, au-delà de la question morale, ne peut-on pas voir dans ce renoncement un lâche abandon? N'est-il pas possible d'éviter les effets nuisibles de la vérité sans pour autant faire une croix sur celle-ci?

    Partie III.

    On ne doit pas renoncer à la vérité car il est possible d'éviter les effets négatifs qui pourraient être les siens.

    La question des conséquences nuisibles de la vérité n'est pas exactement la même que celle de la vérité. Les conséquences peuvent être nuisibles, la vérité en elle-même est neutre. Parce que la vérité peut avoir des conséquences nuisibles, cela ne signifie pas pour autant qu'en elle-même elle mérite que nous y renoncions. Un chercheur peut s'interroger sur les utilisations potentiellement néfastes qui pourront être faites de ses découvertes (et que les lois de bioéthiques par exemple devront réguler) sans pour autant abandonner ses recherches. La science progresse par partage et circulation du savoir, comme le montrent Popper, ou Kant, et dès lors renoncer à la vérité, à la chercher et à la dire dans ce domaine, c'est rendre tout progrès impossible dans le champ scientifique.

    Et même, on peut y voir une forme de lâcheté. Renoncer à la vérité pour ce qu'elle aurait de nuisible, c'est aussi ne pas se confronter à la difficulté de l'accès à la vérité. Le renoncement est ici synonyme de reculade, d'abandon. Or, ne faut-il pas (selon l'expression de Foucault) avoir au contraire le courage de la vérité? Si nous craignons les conséquences que la vérité pourra avoir, ne nous est-il pas possible alors de la mettre en forme pour éviter la blessure de la révélation? L'art par exemple peut nous permettre, comme le dit Proust, de révéler la vérité, mais sans la brutalité qui peut accompagner cette révélation.

    Conclusion

    On ne peut donc pas renoncer à la vérité, car il faut dissocier la vérité en elle-même et les effets qu'elle peut avoir. Renoncer à la vérité constituerait un lâche abandon et il nous faut contraire avoir le courage de la vérité.

     
    Remarques d'un lecteur sur ce sujet:
    Ce que je trouve dommage dans le traitement de ce sujet, c'est que vous n'expliquiez pas pourquoi la vérité est un devoir moral et quelles sont les conséquences sur celui qui ment et qui passe à côté de sa vie, de son être, de la réalisation de lui-même...Le mensonge permanent peut entrainer de graves dépressions, voire le meurtre, songeons au cas de Roman, raconté dans L'ADVERSAIRE, qui finit par préférer tuer sa famille plutôt que d'être découvert dans son imposture. Le mensonge conduit souvent à une vie ratée, c'est pourquoi la vérité est un devoir moral. Mais je trouve que cette histoire de devoir moral doit être questionné, ce qui n'a pas été fait dans cette dissertation. Vous l'avez posé en principe. L'interdit du mensonge doit être questionné. N'est-ce pas le but de la philosophie que de s'interroger?

    Pour aller plus loin:

    Voir cette vidéo de 3 minutes: 

    https://www.youtube.com/watch?v=GRn92oXQZos&feature=youtu.be


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  • Voici un extrait d' article de Philosophie Magazine sur le lien entre la vie et la mort et le positionnement sage que nous pouvons avoir face à cet état:

     

    Mort

    La mort n’est pas un mal. « Ou bien les âmes survivent à la mort, ou bien elles périssent du fait de la mort : eh bien, si elles survivent ? – Elles sont heureuses – Et si elles disparaissent ? – Elles ne sont pas malheureuses puisqu’elles n’existent plus » (Tusculanes, I, 25). Avec cette alternative, Cicéron montre que la mort n’est pas à craindre, que l’âme soit immortelle et se sépare du corps, ou qu’elle disparaisse et ne puisse souffrir de la mort. Mais entre les philosophes qui soutiennent que l’âme est incorporelle et survit à la séparation de l’âme et du corps (Platon), et ceux qui pensent qu’elle n’est qu’un agrégat d’atomes qui se dissout à la mort (Épicure), Cicéron choisit les premiers. Il en résulte pour lui que la mort est un bien : elle permet à l’âme de se détacher du corps et de ses maux, comme la souffrance et la maladie. Ainsi, « la vie entière du philosophe, comme Platon le dit, est une préparation à la mort » (I, 74) : elle habitue l’âme à se séparer du corps. C’est ce qui rend la vieillesse supportable, puisqu’elle-même, telle la philosophie, apprend à l’homme à se détacher des plaisirs du corps et le prépare à la mort. « Si quelque dieu m’accordait de quitter cet âge pour retourner à l’enfance, je refuserais tout net » (De la vieillesse, 83).

     

    Lien vers l'article entier dans Philosophie Magazine:

    https://www.philomag.com/les-idees/la-vertu-au-pouvoir-1618

     

     


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  • Extrait de Philosophie Magazine, article "La vertu au pouvoir":

     

    Le bonheur consiste-t-il dans une vie vertueuse ou dans une vie de plaisir ? Tels étaient les termes du débat entre stoïciens et épicuriens. Cicéron penche plutôt pour les premiers. La vertu, en libérant l’homme des passions et de la crainte, lui permet d’être heureux. L’homme le plus riche du monde vit dans la crainte d’être assassiné pour sa fortune. Tel Damoclès, que le tyran Denys avait couvert de richesses tout en suspendant au-dessus de sa tête une épée ne tenant qu’à un fil afin qu’il éprouve ce qu’il ressentait lui-même : « Il n’y a pas de bonheur pour celui sur qui la crainte est toujours suspendue » (Tusculanes, V, 61-62). Seule la vie vertueuse délivre de la peur et des passions. Mais la vertu suffit-elle au bonheur ? Dans le livre V du traité Des fins, Cicéron rapporte la position des aristotéliciens : bien que la vertu assure le bonheur de l’âme, celui-ci n’atteint pas son plus haut degré si l’homme vit dans la douleur, la maladie et la pauvreté. Il faut donc faire une certaine place aux « biens extérieurs » : confort matériel, santé et absence de douleur. Toutefois, si les biens extérieurs peuvent rendre le bonheur plus intense, il ne peut dépendre d’eux. Cicéron lui-même n’admet guère qu’il puisse y avoir des degrés dans le bonheur. Dans les Tusculanes (V, 80), plus favorable aux thèses stoïciennes, il soutient que le sage, même soumis à des tortures, sera heureux, précisément parce que la vertu l’a délivré des passions, et donc de la crainte et de la douleur : « Le bonheur ira jusque dans les supplices. » Tel Diogène vivant dans un tonneau, le sage n’a besoin de rien, et lorsque Alexandre le Grand lui demanda de quoi il avait besoin, le cynique répondit : « Ôte-toi de mon soleil », car le monarque lui faisait de l’ombre.

     

    Lien vers l'article:

    https://www.philomag.com/les-idees/la-vertu-au-pouvoir-1618 

     

    Une vidéo sur les vertus et le stoïcisme dans l'Antiquité:

     

    Prolongements:

    1)Sur les vertus dans l'Antiquité et notamment le courage, lire cet article:

    https://biospraktikos.hypotheses.org/5419?fbclid=IwAR2uBMHaAzPOC0UkYJAvTJ2ctkOrTVduD1ZKbOzedfef12_edbKHizaV_AQ

    Rappel: les 4 vertus cardinales (de "cardo" en latin la voie principale) sont: la force d'âme (ou le courage), la justice, la tempérance et la prudence (capacité à délibérer, à suivre un conseil juste).

     

    2)L'éthique des vertus:

    https://biospraktikos.hypotheses.org/1258

    3)Comment les vertus nous perfectionnent-elles?

    https://fr.aleteia.org/2019/02/24/comment-les-vertus-nous-perfectionnent-elles/

    Extrait de l'article:

    Cette façon de concevoir les vertus est d’ailleurs très ancienne, provenant de la morale naturelle, puisqu’elle est déjà présente chez Pythagore et s’exprime ainsi, dans la bouche de Salomon : « Les labeurs de la sagesse produisent les vertus ; elle enseigne la tempérance et la prudence, la justice et la force, ce qu’il y a de plus utile aux hommes pendant la vie » (Livre de la Sagesse, VIII, 7). Nous y voilà : ce sont les quatre vertus cardinales.

    La prudence sera la vertu de discernement, la béquille de la raison pour découvrir ce qui est bien et ensuite pour l’accomplir. La tempérance sera cette capacité à modérer les désirs et à maîtriser les instincts, à trouver ce juste équilibre qui est au centre de toute vie morale. La force, qui est courage, permet d’avancer et de résister aux tentations, d’affermir les résolutions et de dépasser les obstacles (son exercice est souvent chancelant hélas, d’où l’affaiblissement des vertus et la fuite des « bonnes résolutions ». Il faut s’en souvenir pendant le Carême…). Quant à la justice, elle est tournée vers autrui car elle est la volonté de donner ou de rendre à chacun ce qui lui est dû en toute équité.

    3)Qu'est-ce que la vertu? D'Aristote au christianisme.

    https://fr.aleteia.org/2019/02/09/quest-ce-que-la-vertu/

    Extrait de l'article:

    "L’habitus de la modération

    Chez Aristote, la vertu est le résultat de la modération. Il distingue les vertus intellectuelles de sagesse, d’intelligence et prudence qui se rattachent à la partie rationnelle de l’âme, des vertus morales qui proviennent de la partie irrationnelle, l’âme désirante, qui est intermédiaire entre la première et l’âme végétative. Elle est capable, grâce à l’éducation, à l’habitus, de suivre la raison et donc de construire l’être humain et de le maintenir sur un juste chemin. Dans l’Éthique à Nicomaque, il affirme : « C’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés. » La vertu est donc essentiellement hexis, habitude, elle met de l’ordre dans les trois phénomènes de l’âme que sont les affections, les puissances et les dispositions. Les puissances permettent d’éprouver les affections, c’est-à-dire ce qui produit du plaisir et de la douleur, et les dispositions nous disent comment nous comporter vis-à-vis de ces affections, en discernant le bien du mal. La vertu sera œuvre de permanence grâce à un choix constant et volontaire. L’excellence sera dans une sorte de juste milieu entre l’excès et le défaut."

    Exemple d'excès: la témérité (n'avoir peur de rien et donc parfois prendre des risques inconsidérés)

    Exemple de défaut: la lâcheté.

    Excellence: le courage (savoir vaincre ses peurs tout en mesurant les obstacles).


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  • André Comte-Sponville : “On ne naît pas vertueux, on le devient”

    Si l’éducation consiste en une transmission des valeurs, l’école laïque se retrouve bien démunie face au pluralisme éthique contemporain, constate André Comte-Sponville, auteur du “Petit Traité des grandes vertus”. Mais apprendre la politesse, n’est-ce pas déjà un bon début ?

    ANDRÉ COMTE-SPONVILLE

    Maître de conférences à la Sorbonne jusqu’en 1998, il a contribué à élargir l’audience de la philosophie avec le Petit Traité des grandes vertus  (PUF, 1995) ou le Traité du désespoir et de la béatitude  (2 tomes ; PUF, 1984, 1988). Fin lecteur d’Épicure et de Montaigne, il inscrit sa réflexion dans le courant du matérialisme philosophique, qu’il cherche à réconcilier avec une vie spirituelle (sans Dieu). Il a siégé au Comité consultatif national d’éthique et a récemment fait paraître C’est chose tendre que la vie  (avec François L’Yvonnet, Albin Michel, 2015), un recueil d’entretiens qui retrace sa biographie intellectuelle. Un numéro des Cahiers de L’Herne  qui lui est consacré a paru début 2020.

    Publié dans
    96
    Février 2016
    Tags

    Bien, Mal, Morale, Enseignement, Éducation, Politesse, André Comte-Sponville, philosophie

    Pourquoi l’idée d’enseigner le bien et le mal n’est-elle plus, aujourd’hui, une évidence ?

    André Comte-Sponville : Enseigner le bien et le mal, tout le monde est pour ! Mais il n’y a plus consensus, dans notre pays, sur la définition de l’un et de l’autre, ni donc sur le contenu de leur éventuel enseignement. On trouvera certes des points d’accord sur quelques généralités sympathiques : qu’il vaut mieux être gentil que méchant, courageux que lâche, généreux qu’égoïste… Mais dès qu’on aborde les points vraiment problématiques, les désaccords surgissent ! Par exemple : l’avortement est-il moralement acceptable ? Et la liberté sexuelle ? Et le blasphème ? Et le capitalisme ? Du fait de la mondialisation et de la rencontre, dans notre pays, de plusieurs cultures ou spiritualités différentes, on trouve, sur toutes ces questions, des réponses fort différentes et parfois opposées. Or, la difficulté, c’est que ces réponses ne relèvent pas d’un savoir, au sens strict, mais d’un jugement de valeur, toujours subjectif et discutable. Imaginons qu’un collégien interroge un enseignant sur la moralité ou non de l’avortement. L’enseignant a sans doute une opinion (qui peut dépendre de sa religion ou de sa morale personnelle). Mais la République, parce qu’elle est laïque, n’a pas d’avis sur la question. Alors, que va faire l’enseignant ? Il va répondre que l’avortement, en France, est légalement autorisé pendant les douze premières semaines de grossesse. Autrement dit, il fait de l’instruction civique. Mais la question de l’élève ne portait pas sur le droit ; elle portait sur la morale ! L’enseignant répond donc à côté, presque inévitablement, ou au nom de ses valeurs personnelles, qui ne sont pas celles de la République. Dans le meilleur des cas, il va expliquer que la réponse à cette question relève de la conscience individuelle, et qu’il faut donc tolérer – tant que la loi est respectée – des réponses différentes. Très bien. Mais cela ne répond pas vraiment à la question de l’adolescent… S’il a du temps et du courage, l’enseignant aidera les élèves à formuler leur propre point de vue, à le critiquer, à le raffiner, à en débattre… J’applaudis ! Cependant, reconnaissons que c’est très différent de ce qui se passe lors d’un cours de mathématiques, de grammaire ou d’histoire ! La morale ne relève pas d’une instruction (qui transmet un savoir) mais d’une éducation (qui transmet des valeurs). C’est une difficulté objective. Il est plus facile, pour un enseignant, de transmettre ce qu’il sait (par exemple, en mathématiques ou en histoire) que ce qu’il croit ou juge. Cela ne condamne aucunement l’éducation morale, bien au contraire, mais explique une part de sa difficulté. L’instruction civique pose moins de problèmes. Mais elle ne saurait suffire à l’éducation morale, ni en tenir lieu.

     

    « Dès qu’on aborde les points vraiment problématiques, l’avortement, la liberté sexuelle ou le blasphème, les désaccords surgissent! »

    La République se targue pourtant de véhiculer des valeurs…

    Oui : liberté, égalité, fraternité… Mais tout se complique dès qu’on envisage leur application ! Ainsi, le capitalisme génère inévitablement de l’inégalité. Cela suffit-il à le condamner moralement ? Certains enseignants pensent que oui, d’autres que non… Néanmoins, la République, sur cette question, n’apporte pas de réponse. Même chose pour la liberté : c’est une valeur essentielle, mais qui ne dit rien sur la moralité ou l’immoralité du libre-échange. Les enseignants, sur ces problèmes, devront donc aider leurs élèves à réfléchir, à trouver leurs propres réponses aux questions qu’ils se posent, plutôt que répondre à leur place au nom d’un prétendu savoir, en l’occurrence impossible ou incertain.

     

    Y a-t-il une voie privilégiée de la transmission des valeurs morales ?

    Ce fut longtemps la religion… Dans une société laïcisée, il reste trois voies principales : la famille, l’école, la culture vivante (les livres qu’on lit, les films qu’on voit, les chansons qu’on écoute…). Or les trois, me semble-il, sont aujourd’hui fragilisées, pour des raisons différentes mais dont les effets convergent. Pas étonnant que la transmission des valeurs morales soit plus difficile qu’à d’autres époques ! Cela dit, ne dramatisons pas : cette transmission continue le plus souvent de se faire. Il y a certes quelques jeunes totalement déstructurés, qui ne font plus la différence entre le bien et le mal, ou qui n’en ont qu’une vision pervertie. Mais c’est l’exception. La plupart de nos jeunes gens ne sont pas moins moraux que nous l’étions à leur âge.

     

    Quelle est la valeur d’une moralité inculquée de l’extérieur ? Comment cultiver la liberté par la contrainte, comme se le demande Kant dans le Traité de pédagogie ?

    On ne naît pas vertueux, on le devient. Et cela passe d’abord par l’éducation. Toute morale vient donc de l’extérieur. Voyez les notions d’idéologie chez Marx ou de surmoi chez Freud. Cela ne va pas sans contraintes (le surmoi, disait Freud, c’est « l’intériorisation des interdits parentaux »). Mais ces contraintes n’abolissent pas la liberté : elles la préparent et lui permettent de s’exercer, y compris contre ces interdits qui l’ont d’abord canalisée. C’est où l’on passe, disait Rousseau, de la « liberté naturelle » à la « liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ». Kant, pour l’essentiel, serait d’accord.

     

    Dans le Petit Traité des grandes vertus, vous écrivez : « La politesse est ce semblant de vertu dont les vertus proviennent. » Comment s’opère le passage de l’artificiel à l’authentique ?

    D’abord par l’imitation, ensuite par l’intériorisation. On imite d’abord ce qui se fait (les bonnes manières), puis on intériorise ce qui doit se faire (la morale). La politesse n’est qu’un semblant de morale : se comporter poliment, c’est agir comme si on était vertueux. Cela vaut mieux que la grossièreté ou la muflerie, mais ne dit encore rien sur la valeur morale de l’individu concerné. Un salaud peut être poli. Un rustre peut être un homme de bien.

     

    « La politesse est la plus facile des vertus – il est difficile d’être juste ou généreux, facile d’être poli »

    Apprendre à imiter la vertu, n’est-ce pas le meilleur moyen de se passer de la pratiquer ?

    Cela peut arriver. La politesse est la plus petite des vertus, qui n’est pas encore morale. Il serait donc immoral de s’en contenter ! La politesse est toujours nécessaire, jamais suffisante. Mais elle est la plus facile des vertus – il est difficile d’être juste ou généreux, facile d’être poli. Et il est de bonne pédagogie de commencer par le plus facile…

     

    À l’inverse, ne peut-on voir dans la politesse autre chose qu’un semblant : un signal de civilisation, quelque chose de plus essentiel, voire de sublime ? Emmanuel Levinas écrivait : « “Après vous” : cette formule de politesse devrait être la plus belle définition de notre civilisation. »

    La politesse fait, bien sûr, partie de la civilisation. Mais elle n’est jamais sublime et jamais suffisante. Dire « Après vous », c’est faire semblant d’être altruiste ou respectueux. Mais cela ne touche à la morale que dans la mesure où l’on ne se contente pas de faire semblant –  que dans la mesure, donc, où c’est autre chose qu’une formule de politesse !

     

    La civilité élémentaire, sans laquelle aucune vie sociale n’est possible, n’est-elle pas plus indispensable que la moralité authentique ?

    Socialement oui. Individuellement non. Une société d’égoïstes polis pourrait fort bien fonctionner. Mais nous n’en serions pas moins de pauvres types, dans le meilleur des cas, ou des salauds polis, dans le pire.

    Propos recueillis par PHILIPPE GARNIER

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  • Voici le témoignage en vidéo:

    https://www.aufeminin.com/news-societe/des-femmes-sont-gavees-de-force-pour-etre-belles-s4012423.html

    Message: les femmes doivent s'accepter telles qu'elles sont et ne pas subir la tyrannie de la mode.


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